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ni des masses de chancelier, mais un homme comme vous à qui je puisse dire :

Lefranc, nostrarum nugarum candide judex…
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Quid voveat dulci nulricula majus alumno
Oui sapere et fari possit quâ sentiat ; et cui
Gratia, fama, valetudo contingat abunde ?

(Hor., lib. I, ep. IV, v. 1 et 8.)

Je me flatte que nous ne serons pas toujours à six ou sept degrés l’un de l’autre, et qu’enfin je pourrai jouir d’une société que vos lettres me rendent déjà chère. J’espère aller, dans quelques années[1], à Paris. Mme la marquise du Châtelet vient de s’assurer une autre retraite délicieuse : c’est la maison[2] du président Lambert. Il faudra être philosophe pour venir là. Nos petits-maîtres ne sont point gens à souper à la pointe de l’Ile, mais M. Lefranc y viendra.

J’entends dire que Paris a besoin plus que jamais de votre présence. Le bon goût n’y est presque plus connu ; la mauvaise plaisanterie a pris sa place. Il y a pourtant de bien beaux vers dans la tragédie de Mahomet II L’auteur a du génie ; il y a des étincelles d’imagination, mais cela n’est pas écrit avec l’élégance continue de votre Didon[3]. Il corrige à présent le style. Je m’intéresse fort à son succès, car, en vérité, tout homme de lettres qui n’est pas un fripon est mon frère. J’ai la passion des beaux-arts, j’en suis fou. Voilà pourquoi j’ai été si affligé quand les gens de lettres m’ont persécuté : c’est que je suis un citoyen qui déteste la guerre civile, et qui ne la fais qu’à mon corps défendant.

Adieu, monsieur ; Mme du Châtelet vous fait les plus sincères compliments. Elle pense comme moi sur vous, et c’est une dame d’un mérite unique. Les Bernouilli[4] et les Maupertuis, qui sont venus à Cirey, en sont bien surpris. Si vous la connaissiez, vous verriez que je n’ai rien dit de trop dans ma préface d’Alzire. C’est dans de tels lieux qu’il faudrait que des philosophes comme vous vécussent : pourquoi sommes-nous si éloignés[5] ?

  1. Voltaire alla de Bruxelles à Paris vers le commencement de septembre 1739.
  2. L’hôtel Lambert.
  3. Voyez, sur Didon, tome XX, page 563 ; XXII, 231 ; XXXIV. 58.
  4. Jean Bernouilli, mort en 1748 !  : père de Jean Bernouilli, dans les bras duquel Maupertuis mourut, à Bâle, en 1759.
  5. Cette lettre d’éloges ne fait guère pressentir les facéties que Voltaire écrira vingt ans plus tard contre ledit Lefranc de Pompignan. (G. A.)