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Il faut des lois sévères, et non[1] un vil esclavage. De peur d’être trop long je ne vous en dirai pas davantage sur le style ; j’ai d’ailleurs trop de choses à vous dire sur le sujet de votre pièce. Je n’en sais point qui fût plus difficile à manier ; il n’était conforme, par lui-même, ni à l’histoire, ni à la nature. Il a fallu assurément bien du génie pour lutter contre ces obstacles.

Un moine, nommé Bandelli, s’est avisé de défigurer l’histoire du grand Mahomet II par plusieurs contes incroyables ; il y a mêlé la fable de la mort d’Irène, et vingt autres écrivains l’ont copiée. Cependant il est sûr que jamais Mahomet n’eut de maîtresse connue des chrétiens sous ce nom d’Irène ; que jamais les janissaires ne se révoltèrent contre lui, ni pour une femme ni pour aucun autre sujet, et que ce prince, aussi prudent, aussi savant, et aussi politique qu’il était intrépide, était incapable de commettre cette action d’un[2] forcené, que nos historiens lui reprochent si ridiculement. Il faut mettre ce conte avec celui des quatorze icoglans auxquels on prétend qu’il fit ouvrir le ventre pour savoir qui d’eux avait mangé ses figues ou ses melons. Les nations subjuguées imputent toujours des choses horribles et absurdes à leurs vainqueurs : c’est la vengeance des sots et des esclaves.

L’Histoire de Charles XII m’a mis dans la nécessité de lire quelques ouvrages historiques concernant les Turcs. J’ai lu entre autres, depuis peu, l’Histoire ottomane du prince Cantemir[3], vaivode de Moldavie, écrite à Constantinople. Il ne daigne, ni lui ni aucun auteur turc ou arabe, parler seulement de la fable d’Irène ; il se contente de représenter Mahomet comme le plus grand homme et le plus sage de son temps. Il fait voir que Mahomet, ayant pris d’assaut, par un malentendu, la moitié de Constantinople, et ayant reçu l’autre à composition, observa religieusement le traité, et conserva même la plupart des églises de cette autre partie de la ville, lesquelles subsistèrent trois générations après lui.

Mais qu’il eût voulu épouser une chrétienne, qu’il l’eût égorgée, voilà ce qui n’a jamais été imaginé de son temps. Ce que je dis ici, je le dis en historien, non en poète. Je suis très-loin de vous condamner ; vous avez suivi le préjugé reçu, et un préjugé

  1. « … et non un vil esclavage. Les Anglais pensent ainsi ; mais de peur, etc. » (Texte des éditions de Kehl.)
  2. « … d’un imbécile forcené. » (Texte des éditions de Kehl.)
  3. Démétrius Cantemir, pére d’Antiochus Cantemir, mort en 1723 ; voyez la note de la page 211. — Frédéric semble citer une petite-fille de Démétrius, à la fin de sa lettre du 3 février 1740.