Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

1127. — À M. DE LA. NOUE[1].
À Cirey, le 3 avril.

[2]Votre belle tragédie, monsieur, est arrivée à Cirey, comme les Maupertuis et les Bernouilli en partaient. Les grandes vérités nous quittent ; mais à leur place les grands sentiments et de très-beaux vers, qui valent bien des vérités, nous arrivent.

Mme la marquise du Châtelet a lu votre ouvrage avec autant de plaisir que le public l’a vu. Je joins mon suffrage au sien, quoiqu’il soit d’un bien moindre poids, et j’y ajoute mes remerciements du plaisir que vous me faites, et de la confiance que vous voulez bien avoir en moi.

Je crois que vous êtes le premier parmi les modernes qui ayez été à la fois acteur et auteur tragique[3] : car celui qui donna Hercule sous son nom n’en était pas l’auteur ; d’ailleurs cet Hercule est comme s’il n’avait point été.

Ce double mérite n’a guère été connu que chez les anciens Grecs, chez cette nation heureuse de qui nous tenons tous les arts, qui savait récompenser et honorer tous les talents, et que nous n’estimons et n’imitons pas assez[4].

Je vous avoue, monsieur, que je sens un plaisir incroyable quand je vois des vers de génie, des vers nobles, pleins d’harmonie et de pensées : c’est un plaisir rare, mais je viens de le goûter avec transport.

  1. Jean Sauvé de La Noue, avec lequel Voltaire fut en correspondance, naquit à Meaux en 1701, et mourut en 1761. Il n’a donné qu’une tragédie, Mahomet II représentée, pour la première fois, le 23 février 1739. La plus connue de ses comédies est la Coquette corrigée.
  2. Le texte de cette lettre était très-défiguré dans l’impression de 1776, à la fin du Commentaire historique, et par suite dans les éditions de Kehl ; il a été rétabli dans l’impression qu’on en fit à la suite de Mon Séjour auprès de Voltaire. etc., par Colini, 1807, in-8o ; les altérations y sont indiquées, et je les donne pour échantillon des mutilations faites. (B.)
  3. « …tragique ; car La Thuilerie, qui donna Hercule et Soliman sous son nom, n’en était pas l’auteur ; et d’ailleurs ces deux pièces sont comme si elles n’avaient point été. Connaissez-vous l’épitaphe de ce La Thuilerie ?
    Ci-gît un fiacre nommé Jean,
    Qui croyait avoir fait Hercule et Soliman.
    « Le double mérite d’être (si on ose le dire) peintre et tableau à la fois n’a été en honneur que chez les anciens Grecs, etc. » (Texte de l’édition de Kehl.)
  4. « …. assez. Votre ouvrage étincelle de vers de génie et de traits d’imagination : c’est presque un nouveau genre. Il ne faut sans doute rien de trop hardi, etc. » (Texte des éditions de Kehl.)