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quelque peine à recevoir les lois d’une jeune et aimable dame qu’ils reconnaitraient tous pour l’objet de leur admiration, dans l’empire des grâces, mais qu’ils ne veulent point reconnaître pour l’exemple de leurs études, dans l’empire des sciences. Vous rendez un hommage vraiment philosophique à la vérité. Ces intérêts, ces raisons petites ou grandes, ces nuages épais, qui obscurcissent pour l’ordinaire l’œil du vulgaire, ne peuvent rien sur vous, et les vérités s’approchent autant de votre intelligence que les astres que nous considérons par un télescope se manifestent plus clairement à notre vue[1].

Il serait à souhaiter que les hommes fussent tous au-dessus des corruptions de l’erreur et du mensonge ; que le vrai et le bon goût servissent généralement de règles, dans les ouvrages sérieux et dans les ouvrages d’esprit. Mais combien de savants sont capables de sacrifier à la vérité les préjugés de l’étude, et le prix de la beauté, et les ménagements de l’amitié ? Il faut une âme forte pour vaincre d’aussi puissantes oppositions, et le triomphe qu’on remporte en ce sens-là sur l’amitié est plus grand que celui qu’on remporte sur soi-même[2]. Les vents sont très-bien, comme vous en convenez, dans la caverne d’Éole, d’où je crois qu’il ne faut les tirer que pour cause.

J’ai été vivement touché des persécutions qu’on vous a suscitées ; ce sont des tempêtes qui ôtent pour un temps le calme à l’Océan, et je souhaiterais bien d’être le Neptune de l’Énéide, afin de vous procurer la tranquillité que je vous souhaite très-sincèrement. Souffrez que je vous rappelle ces deux beaux vers de l’Épitre à Émilie, où vous vous faites si bien votre leçon :

Tranquille au haut des cieux que Newton s’est soumis,
Il ignore en effet s’il a des ennemis.

Laissez au-dessous de vous, croyez-moi, cet essaim méprisable et abject d’ennemis aussi furieux qu’impuissants. Votre mérite, votre réputation, vous servent d’égide. C’est en vain que l’envie vous poursuivra ; ses traits s’émousseront et se briseront tous contre l’auteur de la Henriade, en un mot contre Voltaire. De plus, si le dessein de vos ennemis est de vous nuire, vous n’avez pas lieu de les redouter, car ils n’y parviendront jamais : et, s’ils cherchent à vous chagriner, comme cela paraît plus apparent, vous ferez très-mal de leur donner cette satisfaction. Persuadé de votre mérite, enveloppé de votre vertu, vous devez jouir de cette paix douce et heureuse qui est ce qu’il y a de plus désirable en ce monde. Je vous prie d’en prendre la résolution. Je m’y intéresse par amitié pour vous, et par cet intérêt que je prends à votre santé et à votre vie.

Mandez-moi, je vous prie, où, par qui et comment je dois faire parvenir

  1. Les dernières lignes de cet alinéa, depuis « et les vérités », omises par Beuchot, sont tirées des Œuvres posthumes.
  2. Le passage qui commence par « et le triomphe » est également tiré des Œuvres posthumes.