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1103. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 8 mars.

Mon cher ami, depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, ma santé a été si languissante que je n’ai pu travailler à quoi que ce pût être. L’oisiveté m’est un poids beaucoup plus insupportable que le travail et que la maladie. Mais nous ne sommes formés que d’un peu d’argile, et il serait ridicule au suprême degré d’exiger beaucoup de santé d’une machine qui doit, par sa nature, se détraquer souvent, et qui est obligée de s’user pour périr enfin.

Je vois, par votre lettre[1], que vous êtes en bon train de corriger vos ouvrages. Je regrette beaucoup que quelques grains de cette sage critique ne soient pas tombés sur la pièce que je vous ai adressée. Je ne l’aurais point exposée au soleil si ce n’avait été dans l’intention qu’il la purifiât. Je n’attends point de louanges de Cirey, elles ne me sont point dues ; je n’attends de vous que des avis et de sages conseils. Vous me les devez assurément, et je vous prie de ne point ménager mon amour-propre.

J’ai lu avec un plaisir infini le morceau de la Henriade que vous avez corrigé. Il est beau, il est superbe. Je voudrais bien, indépendamment de cela, avoir fait celui que vous retranchez. Je suis destiné, je crois, à sentir plus vivement que les autres les beautés dont vous ornez vos ouvrages ; ces beaux vers que je viens de lire m’ont animé de nouveau du feu d’Apollon. Telle est la force de votre génie qu’il se communique à plus de deux cents lieues. Je vais monter mon luth pour former de nouveaux accords.

Il n’y a point lieu de douter que vous réussirez dans la nouvelle tragédie[2] que vous travaillez. Lorsque vous parlez de la gloire, on croit en entendre discourir Jules César. Parlez-vous de l’humanité, c’est la nature qui s’explique par votre organe. S’agit-il d’amour, on croit entendre le tendre Anacréon ou le chantre divin qui soupira pour Lesbie. En un mot, il ne vous faut que cette tranquillité d’âme que je vous souhaite de tout mon cœur, pour réussir et pour produire des merveilles en tout genre.

Il n’est point étonnant que l’Académie royale ait préféré quelque mauvais ouvrage de physique à l’excellent Essai[3] de la marquise. Combien d’impertinences ne se sont pas dites en philosophie ! De quelles absurdités l’esprit humain ne s’est-il point avisé dans les écoles ! Quel paradoxe reste-t-il à débiter qu’on n’ait point soutenu ? Les hommes ont toujours penché vers le faux ; je ne sais par quelle bizarrerie la vérité les a toujours moins frappés. La prévention, les préjugés, l’amour-propre, l’esprit superficiel, seront, je crois, pendant tous les siècles, les ennemis qui s’opposeront aux progrès des sciences ; et il est bien naturel que des savants de profession aient

  1. Celle du 15 février précèdent.
  2. Zulime. Voltaire n’en était, qu’aux premiers actes de Mahomet, et il n’en avait encore parlé que vaguement.
  3. Voyez tome XXII, page 279 ; et tome XXIII, page 65.