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1024. — AU PÈRE PORÉE,
À Cirey, ce 15 janvier.

Mon très-cher et très-révérend Père, je n’avais pas besoin de tant de bontés, et j’avais prévenu par mes lettres l’ample justification que vous faites, je ne dis pas de vous, mais de moi : car si vous aviez pu dire un mot qui n’eût pas été en ma faveur, je l’aurais mérité. J’ai toujours tâché de me rendre digne de votre amitié, et je n’ai jamais douté de vos bontés.

Le morceau que vous voulez bien m’envoyer me donne bien de l’envie de voir le reste. Le non plane cæcus est, à la vérité, un bien mince salaire pour un homme qui a créé une nouvelle optique, toute fondée sur l’expérience et sur le calcul, et qui seule suffirait pour mettre Newton à la tête des physiciens.

Je vous supplie de vouloir bien présenter mes hommages sincères à votre courageux confrère, qui a fait soutenir les rayons colorés. Il est bien étrange qu’il y ait quelqu’un qui soutienne autre chose.

Je vous devais Mérope, mon très-cher Père, comme un hommage à votre amour pour l’antiquité et pour la pureté du théâtre. Il s’en faut bien que l’ouvrage soit d’ailleurs digne de vous être présenté ; je ne vous l’ai fait lire que pour le corriger.

Messène n’est point une faute de copiste. Vous savez bien que le Péloponèse, aujourd’hui la Morée, se divisait en plusieurs provinces, l’Achaïe ou Argolide, où était Mycènes[1] ; la Messénie, dont la capitale était Messène ; la Laconie, etc.

Il faudra sans difficulté retrancher tout ce qui vous choque dans le suicide ; mais songez au quatrième livre de Virgile, et à tous les poètes de l’antiquité.

Je ne peux m’empêcher de vous dire ici ce que je pense sur ces scènes d’attendrissement réciproque que vous demandez entre Mérope et son fils. C’est précisément ces sortes de scènes qu’il faut éviter avec un soin extrême : car, comme vous savez mieux que moi, jamais une passion réciproque n’émeut le spectateur ; il n’y a que les passions contredites qui plaisent. Ce qu’on s’imagine dans son cabinet devoir toucher entre une mère et un fils devient de la plus grande insipidité aux spectacles. Toute scène doit être un combat ; une scène où deux personnages craignent, désirent, aiment la même chose, serait le der-

  1. l’Argolide où était Mycènes n’est pas la même chose que l’Achaïe, qu’elle avait au nord. (B.)