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Il y a peu de choses, monsieur le duc, à changer dans les vers de Corneille pour faire votre caractère ; et c’était à son pinceau qu’il appartenait de vous peindre ; j’entends pour l’élévation de votre âme : car, pour tout le reste, prenez, s’il vous plaît, La Fontaine, et quelquefois même l’Arètin. Pour moi, chétif, je prends la liberté de vous envoyer pour vos étrennes un petit catéchisme qui convient fort à votre façon de penser. La Dévotion aisée du Père Lemoine m’a donné le sujet, et toute votre vie en fait l’application. L’ouvrage a été fait pour un grand prince qui pense comme vous sur tout, et qui régnera un jour, comme vous régneriez si la fortune avait été pour vous aussi loin que la nature. La seule différence présente entre ce prince et vous, c’est qu’il m’écrit souvent, et cette différence est accablante. Mais point de reproches ; ne pensez pas, monsieur le duc, que je me plaigne, ni même que je veuille que, dans la rapidité des affaires, des devoirs et des plaisirs, vous perdiez du temps à m’écrire. Dites-moi une fois par an : Je vous aime et je vous aimerai ; cela suffira. Un mot de vous me reste dans le cœur une année pour le moins.

Non, encore une fois, ne m’écrivez point, mais continuez à être Othon. Votre gloire m’enchante, et mon cœur se joint à tous ceux que vous charmez.

Je vous en dis autant, princesse[1] adorable, née pour plaire aux grands comme aux petits, vous dont la passion dominante, après l’amour de votre mari, est celle de faire du bien.

Il y a dans le paradis terrestre de Cirey une personne qui est un grand exemple des malheurs de ce monde et de la générosité de votre âme : c’est Mme de Graffigny[2]. Son sort me ferait verser des larmes si elle n’était pas aimée de vous. Mais, avec cela, qu’a-t-elle désormais à craindre ? Elle ira, dit-on, à Paris ; elle sera à portée de vous faire sa cour ; et, après Cirey, il n’y a que ce bonheur-là. Régnez en Languedoc, régnez partout, madame, et daignez dire, en lisant cette lettre : J’ai, outre mes sujets, un esclave idolâtre qui s’appelle

Voltaire.
  1. Mme de Richelieu, princesse de Guise ; voyez une note sur la lettre 398.
  2. Arrivée chez Mme du Châtelet le 4 décembre 1738, Mme de Graffigny quitta Cirey vers le 10 février 1739. Ce fut pendant ce séjour de deux mois, et non de six, qu’elle écrivit à Devaux, lecteur de Stanislas, les lettres publiées, en 1820, sous le titre de Vie privée de Voltaire et de Mme du Châtelet, ou Six Mois de séjour à Cirey.