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l’exercice de la sculpture donne souvent aux mains peut défigurer l’amant de Psyché. Enfin ma grande objection est que, si M. Bouchardon peut faire de son marbre deux figures, il est fort triste qu’une grande vilaine massue ou une petite massue sans proportion gâte son ouvrage. J’ai peut-être tort ; je l’ai sûrement, si vous me condamnez ; mais je vous demande, monsieur, ce qui fera la beauté de son ouvrage ? C’est l’attitude de l’Amour, c’est la noblesse et le charme de sa figure ; le reste n’est pas fait pour les yeux. N’est-il pas vrai qu’une main bien faite, un œil animé vaut mieux que toutes les allégories ? Je voudrais que notre grand sculpteur fit quelque chose de passionné. Puget a si bien exprimé la douleur ! Un Apollon qui vient de tuer Hyacinthe ; un Amour qui voit Psyché évanouie ; une Vénus auprès d’Adonis expirant : ce sont là, à mon gré, de ces sujets qui peuvent faire briller toutes les parties de la sculpture. Je suis bien hardi de parler ainsi devant vous ; je vous supplie, monsieur, d’excuser tant de témérité.

Je n’ai rien à dire sur la belle fontaine[1] qui va embellir notre capitale, sinon qu’il faudrait que M. Turgot fût notre édile et notre préteur perpétuel. Les Parisiens devraient contribuer davantage à embellir leur ville, à détruire les monuments de la barbarie gothique, et particulièrement ces ridicules fontaines de village qui défigurent notre ville. Je ne doute pas que Bouchardon ne fasse de cette fontaine un beau morceau d’architecture ; mais qu’est-ce qu’une fontaine adossée à un mur, dans une rue, et cachée à moitié par une maison ? Qu’est-ce qu’une fontaine qui n’aura que deux robinets, où les porteurs d’eau viendront remplir leurs seaux ? Ce n’est pas ainsi qu’on a construit les fontaines dont Rome est embellie. Nous avons bien de la peine à nous tirer du goût mesquin et grossier. Il faut que les fontaines soient élevées dans les places publiques, et que les beaux monuments soient vus de toutes les portes. Il n’y a pas une seule place publique dans le vaste faubourg Saint-Germain : cela fait saigner le cœur. Paris est comme la statue de Nabuchodonosor, en partie or et en partie fange.

  1. La fontaine dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, dont Voltaire parle ailleurs (voyez tome XIV, pajje 152 ; XXI, 4 ; et XXHI, 297), fut construite en 1739. Le prévôt des marchands était Michel-Étienne Turgot, qui, élu en 1729, cessa ses fonctions en 1740, et mourut en 1751. Voltaire en parle encore avec éloge dans une note du Temple du Goût (voyez tome VIII, page 597), et aussi tome XIV, page 356. Il était père du contrôleur général à qui fut adressée, en 1770, l’épître À un homme (voyez tome X).