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l’humanité ; cette ressemblance de presque tous les hommes, cette égalité des conditions, ce besoin indispensable qu’ils ont les uns des autres, leurs misères qui serrent les liens de leurs besoins, ce penchant naturel qu’on a pour ses semblables, notre conservation qui nous prêche l’humanité, toute la nature semble se réunir pour nous inculquer un devoir qui, faisant notre bonheur, répand chaque jour des douceurs nouvelles sur notre vie.

En voilà bien suffisamment, à ce qu’il me paraît, pour la morale. Il me semble que je vous vois bâiller deux fois en lisant ce terrible verbiage, et la marquise s’en impatienter. Elle a raison, en vérité, car vous savez mieux que moi tout ce que je pourrais vous dire sur ce sujet, et, qui plus est, vous le pratiquez.

Nous ressentons ici les effets de la congélation de l’eau. Il fait un froid excessif. Il ne m’arrive jamais d’aller à l’air que je ne tremble que quelque partie nitreuse n’éteigne en moi le principe de la chaleur.

Je vous prie de dire à la marquise que je la prie fort de m’envoyer un peu de ce beau feu qui anime son génie. Elle en doit avoir de reste, et j’en ai grand besoin. Si elle a besoin de glaçons, je lui promets de lui en fournir autant qu’il lui en faudra pour avoir des eaux glacées pendant toutes les ardeurs de l’été.

Doctissimus Jordanus n’a pas vu encore l’Essai de la marquise ; je ne suis pas prodigue de vos faveurs. Il y a même des gens qui m’accusent de pousser l’avarice jusqu’à l’excès. Jordan verra l’Essai sur le Feu, puisque la marquise y consent, et il vous dira lui-même, s’il lui plaît, ce que cet ouvrage lui aura fait sentir. Tout ce que je puis assurer d’avance, c’est que, tous tant que nous sommes, nous ne connaissons point les préjugés. Les Descartes, les Leibnitz, les Newton, les Émilie, nous paraissent autant de grands hommes qui nous instruisent à proportion des siècles où ils ont vécu.

La marquise aura cet avantage que sa beauté et son sexe donnent sur le nôtre, lorsqu’il s’agit de persuader.

Son esprit persuadera
Que le profond Newton en tout est véritable ;
Mais son regard nous convaincra
D’une autre vérité plus claire et plus palpable :
En la voyant, on sentira
Tout ce que fait sentir un objet adorable.

Si les Grâces présidaient à l’Académie, elles n’auraient pas manqué de couronner l’ouvrage de leurs mains. Il paraît bien que messieurs de l’Académie, trop attachés à l’usage et à la coutume, n’aiment point les nouveautés, par la crainte qu’ils ont d’étudier ce qu’ils ne savent qu’imparfaitement. Je me représente un vieil académicien qui, après avoir vieilli sous le harnois de Descartes, voit, dans la décrépitude de sa course, s’élever une opinion. Cet homme connaît par habitude les articles de la foi philosophique ; il est accoutumé à sa façon de penser, il s’en contente, et il voudrait que tout le monde en fît autant. Quoi ! voudrait-on redevenir disciple à l’âge de cin-