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quise ; et, par ma docilité à suivre vos corrections, vous jugerez du plaisir que je trouve à m’amender.

Que mon Épître sur l’humanité soit le précurseur de l’ouvrage[1] que vous avez médité, je me trouverai assez récompensé de ce que le mien a été comme l’aurore du vôtre. Courez la même carrière, et ne craignez point qu’un amour-propre mal entendu m’aveugle sur mes productions. L’humanité est un sujet inépuisable. J’ai bégayé mes pensées, c’est à vous à les développer.

Il paraît qu’on se fortifie dans un sentiment lorsqu’on repasse en son esprit toutes les raisons qui l’appuient. C’est ce qui m’a déterminé de traiter le sujet de l’humanité. C’est, selon mon avis, l’unique vertu, et elle doit être principalement le propre de ceux que leur condition distingue dans le monde. Un souverain, grand ou petit, doit être regardé comme un homme dont l’emploi est de remédier, autant qu’il est en son pouvoir, aux misères humaines ; il est comme le médecin qui guérit, non pas les maladies du corps, mais les malheurs de ses sujets. La voix des malheureux, les gémissements des misérables, les cris des opprimés, doivent parvenir jusqu’à lui. Soit par pitié pour les autres, soit par un certain retour sur soi-même, il doit être touché de la triste situation de ceux dont il voit les misères ; et, pour peu que son cœur soit tendre, les malheureux trouveront chez lui toutes sortes de miséricordes.

Un prince est, par rapport à son peuple, ce que le cœur est à l’égard de la structure mécanique du corps. Il reçoit le sang de tous les membres, et il le repousse jusqu’aux extrémités. Il reçoit la fidélité et l’obéissance de ses sujets, et il leur rend l’abondance, la prospérité, la tranquillité, et tout ce qui peut contribuer à l’accroissement et au bien de la société.

Ce sont là des maximes qui me semblent devoir naître d’elles-mêmes dans le cœur de tous les hommes ; cela se sent, pour peu qu’on raisonne, et l’on n’a pas besoin de faire un grand cours de morale pour les apprendre. Je crois que la compassion et le désir de soulager une personne qui a besoin de secours sont des vertus innées dans la plupart des hommes. Nous nous représentons nos infirmités et nos misères en voyant celles des autres, et nous sommes aussi actifs à les secourir que nous désirerions qu’on le fût envers nous, si nous étions dans le même cas.

Les tyrans pèchent ordinairement en envisageant les choses sous un autre point de vue ; ils ne considèrent le monde que par rapport à eux-mêmes ; et, pour être trop au-dessus de certains malheurs vulgaires, leurs cœurs y sont insensibles. S’ils oppriment leurs sujets, s’ils sont durs, s’ils sont violents et cruels, c’est qu’ils ne connaissent pas la nature du mal qu’ils font, et, pour ne point avoir souffert ce mal, ils le croient trop léger. Ces sortes d’hommes ne sont point dans le cas de Mutius Scévola, qui, se brûlant la main devant Porsenna, ressentait toute l’action du feu sur cette partie de son corps.

En un mot, toute l’économie du genre humain est faite pour inspirer

  1. Le sixième Discours sur l’Homme.