Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le cœur n’y avait point de part, j’ai été trouver le sieur de Voltaire, j’ai imploré son crédit auprès de ses amis, je l’ai supplié de l’employer pour me procurer quelque moyen honnête de subsister et de me rendre le pain qu’il m’avait arraché. Il m’a leurré d’abord de vaines promesses. Mais, bientôt il s’est lassé de mes importunités et m’a annoncé que je n’avais rien à espérer de lui. Ce fut alors que, n’ayant plus de grâce à attendre du sieur de Voltaire, si cependant ce que je lui demandais en était une, j’ai cru pouvoir au moins exiger de lui le payement de l’impression de son livre. Pour réponse à la lettre que je lui écrivis à ce sujet, il me fit dire de passer chez lui ; je ne manquai pas de m’y rendre, et, suivant son usage, il me proposa de couper la tête par la moitié. Je lui répliquai ingénument que je consentirais volontiers au partage, à condition qu’il serait égal ; que j’avais été prisonnier à la Bastille pendant quatorze jours, qu’il s’y fit mettre sept ; que l’impression de son livre m’avait causé une perte de 22,000 francs, qu’il m’en payât 11,000. Qu’il me resterait encore ma destitution de maîtrise pour mon compte. Ma franchise déplut au sieur de Voltaire, qui cependant, par réflexion, poussa la générosité jusqu’à m’offrir cent pistoles pour solde de compte ; mais comme je ne crus pas devoir les accepter, mon refus l’irrita : il se répandit en invectives, et alla même jusqu’à me menacer d’emplover, pour me perdre, ce puissant crédit dont son malheureux imprimeur s’était vainement flatté pour sortir de la triste affaire où il l´avait lui-même engagé.

Voilà les termes où j’en étais avec le sieur de Voltaire, lorsque je l’ai fait assigner le 5 du mois dernier. Les défenses qu’il m’a fait signifier méritent bien de trouver ici leur place. « Il a lieu, dit-il, d’être surpris de mon procédé téméraire. Mon avidité me fait en même temps tomber dans le vice d’ingratitude contre lui, et lui intenter une action qui n’a aucun fondement, d’autant qu’il ne me doit aucune chose, et qu’au contraire il m’a fait connaître qu’il est trop généreux dans l’occasion pour ne pas satisfaire à ses engagements. C’est pourquoi il me soutient purement et simplement non recevable dans ma demande, dont je dois être débouté avec dépens. »

C’est ainsi que le sieur de Voltaire, non content de vouloir me ravir le fruit de mon travail, non content de manquer à la reconnaissance et à la justice qu’il me doit, m’insulte et veut me noircir du vice même qui le caractérise. Ce trait ne suffit pas encore à sa malignité. Il ose publier dans le monde qu’il m’a payé, et que dans l’appréhension où je sens qu’il peut être de voir se rallumer un feu caché sous la cendre, j’abuse de la triste conjoncture où il se trouve pour faire revivre une dette acquittée. Sous ce prétexte il se déchaîne contre moi, et sa fureur ne peut être assouvie si ce faux délateur n’obtient une seconde fois de me voir gémir dans les fers. Assuré sur mon innocence, sur l’équité de ma cause, sur la renommée de Voltaire, je n’ai été alarmé ni de ses menaces, ni de ses vains discours, et convaincu par ma propre expérience à quel point il sait se jouer de sa parole, je n’ai pu me persuader que son témoignage fût assez sacré pour me faire condamner sans m’entendre.

Je suis donc demeuré tranquille, et ne me suis occupé que de ma dé-