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sans le certificat de la permission ? Était-il même possible que, versé comme il est dans l’imprimerie, il méconnut les différences de ces deux éditions, le papier, les caractères, quelques termes qu’il avait changés ? Ou, au contraire, le sieur de Voltaire avait-il résolu de me sacrifier ? Piqué de mes refus, désespérant également d’obtenir une permission et de me faire consentir à laisser paraître son ouvrage sans me la rapporter, ne me demanda-t-il les deux exemplaires que pour en faire une autre édition et pour en rejeter sur moi l’iniquité ? J’avoue que c’est un chaos dans lequel je n’ai jamais pu rien comprendre, parce qu’il est des noirceurs dont je ne saurais croire les hommes capables. Ce qui est certain, c’est que deux jours après avoir obtenu ma liberté, le magistrat à qui je la devais me montra une seconde lettre de Voltaire dans laquelle, en m’accusant de nouveau d’avoir fait disparaître mon édition, il ajoutait que j’étais d’autant plus coupable qu’il m’avait mandé de la remettre à M. Rouillé, et m’avait offert de m’en payer le prix. Et ce qui est encore certain, c’est que dans la lettre que l’on mettra sous les yeux des juges à la suite de ce Mémoire, après avoir fait mention de cette autre lettre par laquelle il me marquait, dit-il, de remettre toute mon édition à M. Rouillé, le sieur de Voltaire reconnaît de bonne foi que j’étais à la Bastille lorsqu’il me l’écrivit, c’est-à-dire qu’il a commencé par m’accuser d’avoir rendu mon édition publique ; qu’ensuite, lorsque sur sa fausse dénonciation j’étais à la Bastille, il m’a écrit de remettre à M. Rouillé cette même édition que je n’avais plus, et que par une double contradiction qui dévoile de plus en plus le dessein qu’il avait formé de me perdre, il a voulu encore me charger de n’avoir répandu l’ouvrage dans le public qu’après qu’il m’avait averti de le remettre aux magistrats.

Cependant je parvins à prouver l’imposture du sieur de Voltaire. Je fis voir que l’édition n’était pas de mon imprimerie, et que je n’avais point de caractères semblables, de façon que j’obtins ma liberté au bout de quatorze jours.

Mais mon bonheur ne fut pas de longue durée. Mon édition fut surprise et saisie, et j’éprouvai bientôt une nouvelle disgrâce plus cruelle que la première. Par arrêt du conseil du mois de septembre 1734, j’ai été destitué de ma maîtrise, déclaré incapable d’être jamais imprimeur ni libraire.

Tel est l’état où m’a réduit la malheureuse confiance que j’avais eue pour le sieur de Voltaire, état d’autant plus triste pour moi que je lui ai été plus fidèle, puisqu’indépendamment des cent louis que j’ai refusés pour cent exemplaires d’une personne dont l’honneur m’était trop connu pour me laisser rien appréhender de sa part, je ne voulus pas écouter la proposition du sieur Châtelain, libraire d’Amsterdam, qui, pour un seul exemplaire, m’offrit 2,000 francs, avec une part dans le profit de l’édition qu’il en comptait faire, et que mon scrupule alla même jusqu’à ne vouloir pas le permettre à un ami qui avait apparemment appris mon secret par la même voie qui en avait instruit tant d’autres.

Dans l’abîme où je me suis vu plongé par mon arrêt, sans profession, sans ressources, je me suis adressé à l’auteur de mes maux, persuadé que je ne devais mes malheurs qu’aux dérèglements de son imagination, et que