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jamais cru qu’un grand poëte comme lui dût se loger et vivre à ses dépens.

La grande affaire dont il s’agissait était l’impression de vingt-cinq lettres qui, pour mon malheur, ne sont que trop connues, et pour lesquelles le sieur de Voltaire m’assura avoir une permission verbale. En même temps pour solde d’un vieux compte de 700 livres, il me donna eu payement quelques exemplaires de la Henriade, qu’il se disposait secrètement à faire réimprimer avec des additions et un reste des éditions de son Charles XII, dont le lendemain il vendit un manuscrit plus ample au sieur François Josse, imprimeur-libraire à Paris.

J’avoue que les différents traits dont j’avais été témoin auraient dû me dessiller les yeux sur le sieur de Voltaire. Mais ils n’étaient ouverts que sur le mérite de l’auteur, et sachant qu’effectivement il avait souvent obtenu par son crédit des permissions et des tolérances, je me fiai à sa parole, et j’eus la facilité d’accepter le manuscrit pour l’exécuter. Le sieur de Voltaire, de son côté, s’engagea à payer l’impression et le papier, et à faire tous les frais de l’édition. Il exigea en même temps que les épreuves des premières feuilles lui fussent envoyées par la poste. Elles l’ont été, en effet, à son nouveau domicile chez le sieur Demoulin, marchand de blés et son associé dans ce commerce, où il avait été loger depuis la mort de Mme  de Fontaine-Martel.

L’édition ayant été achevée en peu de temps, le sieur de Voltaire, dont l’ouvrage commençait à faire du bruit, me fit avertir de le mettre à l’écart et en sûreté entre les mains d’un de ses amis, qui devait m’en payer le prix. Je connus alors le tort que j’avais eu de me fier à la parole du sieur de Voltaire sur la permission d’imprimer ce livre. Cependant, quoique l’édition fût considérable, puisqu’elle avait été tirée à 2,300 exemplaires, je pris le parti de ne point m’en dessaisir, à moins qu’on ne m’envoyât un certificat de la permission. J’en fis même changer le dépôt. Je me rendis en même temps à Paris chez le sieur de Voltaire, et je lui fis part de ma résolution. De son côté, il convint de faire quelques changements à l’ouvrage. Pour y travailler et en conférer, il me demanda des exemplaires que je ne fis aucune difficulté de lui donner.

Ce fut alors que l’imagination vive et féconde du sieur de Voltaire lui fit enfanter un projet admirable pour le tirer d’affaire. J’étais en procès avec le sieur Ferrand, imprimeur de Rouen, qui avait contrefait un livre dont j’avais le privilège. Le sieur de Voltaire me conseilla de lui faire donner sous main son ouvrage manuscrit. Il ne manquera pas, ajouta-t-il, de tomber dans le piège et de l’imprimer. L’édition sera saisie à propos. Les supérieurs, instruits que je n’aurai eu aucune part à l’impression, jugeront que ce manuscrit m’aura été volé, et par conséquent je ne puis être responsable des autres éditions qui en pourront paraître. Par ce moyen, j’aurai la liberté de publier la mienne sans obstacle, et nous serons l’un et l’autre à l’abri.

Le sieur de Voltaire s’applaudit beaucoup de cette invention, qui lui paraissait merveilleuse, et fut surpris de voir que je l’écoutais froidement. Je m’excusai sur la pesanteur de mon esprit, qui m’empêchait de goûter cet