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puissance réunie sous un chef despotique, qui, selon toutes les apparences, engloutira un jour tous ses voisins.

C’est de cette manière qu’elle tient la Lorraine, de la désunion de l’empire et de la faiblesse de l’empereur. Cette province a passé de tout temps pour un fief de l’empire ; autrefois elle a fait une partie du cercle de Bourgogne, démembré de l’empire par cette même France ; et de tout temps les ducs de Lorraine ont eu séance aux diètes. Ils ont payé les mois romains[1], ils ont fourni dans les guerres leurs contingents, et ils ont rempli tous les devoirs de princes de l’empire. Il est vrai que le duc Charles a embrassé souvent le parti de la France ou bien des Espagnols ; mais il n’était pas moins membre de l’empire que l’électeur de Bavière, qui commandait les armées de Louis XIV contre celles de l’empereur et des alliés.

Vous remarquez très-judicieusement que les hommes qui devraient être les plus conséquents, ces gens qui gouvernent les royaumes, et qui, d’un mot, décident de la félicité des peuples, sont quelquefois ceux qui donnent le plus au hasard. C’est que ces rois, ces princes, ces ministres, ne sont que, des hommes comme les particuliers, et que toute la différence que la fortune a mise entre eux et des personnes d’un rang inférieur ne consiste que dans l’importance de leurs actions. Un jet d’eau qui saute à trois pieds de terre et celui qui s’élance cent pieds en l’air sont des jets d’eau également ; il n’y a de différence que dans l’efficacité de leurs opérations. Une reine d’Angleterre, entourée d’une cour féminine, mettra toujours dans le gouvernement quelque chose qui se ressentira de son sexe : j’entends des fantaisies et des caprices.

Je crois que les serments des ministres et des amants sont à peu près d’égale valeur. M. de Torcy nous aura dit tout ce qu’il lui aura plu, mais je douterai toujours des paroles d’un homme qui est accoutumé à leur donner des interprétations différentes. Ils sont autant de prophètes qui trouvent un rapport merveilleux entre ce qu’ils ont dit et ce qu’ils ont voulu dire. Il n’en a rien coûté à M. de Torcy de faire parler un Pontchartrain, un Louis XIV, un dauphin. Il aura fait comme les bons auteurs dramatiques, qui font tenir à chacun de leurs personnages les propos qui doivent leur convenir.

J’avoue que j’ai été dans le préjugé presque universel sur le sujet du Régent ; on a dit hautement qu’il s’etait enrichi d’une manière très-considérable par les actions. Un commis de Lass, qui, dans ce temps-là, s’était retiré à Berlin, a même assuré le roi qu’il avait eu commission du Régent de transporter des sommes assez considérables pour être placées sur la banque d’Amsterdam. Je suis bien aise que ce soit une calomnie. Je m’intéresse à la mémoire du Régent de France, comme à celle d’un homme doué d’un beau génie, et qui, après avoir reconnu le tort qu’il vous avait fait[2], vous a comblé de bontés.

Je suis sûr de penser juste lorsque je me rencontre avec vous, c’est

  1. Voyez la note, tome XIII, page 537.
  2. Voyez la lettre 35, adressée au Régent.