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Je suis avec la vénération, la reconnaissance et l’attachement que je vous dois, monseigneur, de Votre Altesse royale, etc.


916. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Loo, en Hollande, 6 août[1].

Mon cher ami, je vous reconnais, je reconnais mon sang dans la belle Épître sur l’Homme[2] que je viens de recevoir, et dont je vous remercie mille fois. C’est ainsi que doit penser un grand homme, et ces pensées sont aussi dignes de vous que la conquête de l’univers l’était d’Alexandre. Vous recherchez modestement la vérité, et vous la publiez avec hardiesse lorsqu’elle vous est connue. Non, il ne peut y avoir qu’un Dieu et qu’un Voltaire dans la nature. Il est impossible que cette nature, si féconde d’ailleurs, recopie son ouvrage pour reproduire votre semblable.

Il n’y a que de grandes vérités dans votre Épître sur l’Homme. Vous n’êtes jamais plus grand ni plus sublime que lorsque vous restez bien ce que vous êtes. Convenez, mon cher ami, que l’on ne saurait bien être que ce que l’on est ; et vous avez tant de raisons d’être satisfait de votre façon de penser que vous ne devriez jamais vous rabaisser en empruntant celle des autres.

Que les moines, obscurément encloîtrés, ensevelissent dans leur crasseuse bassesse leur misérable théologie ; que nos descendants ignorent à jamais les puériles sottises de la foi, du culte et des cérémonies des prêtres et des religieux. Les brillantes fleurs de la poésie sont prostituées lorsqu’on les fait servir de parure et d’ornement à l’erreur ; et le pinceau qui vient de peindre les hommes doit effacer la Loyolade[3].

Je vous suis très-obligé et redevable à l’infini de la peine que vous vous donnez de corriger mes fautes. J’ai une attention extrême sur toutes celles que vous me faites apercevoir, et j’espère de me rendre de plus en plus digne de mon ami et de mon maître dans l’art de penser et d’écrire.

Point de comparaison, je vous prie, de vos ouvrages aux miens. Vous marchez d’un pas ferme par des routes difficiles, et moi je rampe par des sentiers battus. Dès que je serai de retour chez moi, ce qui pourra être à la fin de ce mois, Césarion et Jordan voleront sur votre Épître sur l’Homme et je vous garantis d’avance de leurs suffrages. Quant à sapientissimus Wolffius, je ne le connais en aucune manière, ne lui ayant jamais parlé ni écrit[4] ; et je crois, comme vous, que la langue française n’est pas son fort.

Votre imagination, mon cher ami, nous rend conquérants à bon marché ; aussi soyez persuadé que nous en aurons toute l’obligation à votre générosité. Je sais bien que si de ma vie j’allais à Cirey, ce ne serait pas pour l’assiéger. Votre éloquence, plus forte que les instruments destructeurs de

  1. Réponse à la lettre 883.
  2. Ou le sixième Discours sur l’Homme.
  3. Voyez la note 2, page 492.
  4. La première lettre de Frédéric à Chrétien Wolff est datée du 23 mai 1740.