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royale se souvient du serpent[1] à plusieurs têtes et du serpent à plusieurs queues : celui-ci passa où l’autre ne put passer.

Oserai-je prendre la liberté de supplier Votre Altesse royale de daigner me dire si c’est un sentiment reçu unanimement dans l’empire que la Lorraine en soit une province ? Car il me semble que les ducs de Lorraine ne le croyaient pas, et que même ce n’était pas en qualité de ducs de Lorraine qu’ils avaient séance aux diètes. Votre Altesse royale sait que la jurisprudence germanique est partagée sur bien des articles, mais votre sentiment sera mon code. Plût à Dieu qu’il n’y eût que des âmes comme la votre qui fissent des lois ! On n’aurait pas besoin d’interprète. En réfléchissant sur tous les événements qui se sont passés de nos jours, je commence à croire que tout s’est fait entre les couronnes à peu près comme je vois se traiter toutes les affaires entre les particuliers. Chacun a reçu de la nature l’envie de s’agrandir ; une occasion paraît s’offrir, un intrigant la fait valoir ; une femme gagnée par de l’argent, ou par quelque chose qui doit être plus fort, s’oppose à la négociation ; une autre la renoue ; les circonstances, l’humeur, un caprice, une méprise, un rien décide. Si la duchesse de Marlborough n’avait pas jeté une jatte d’eau au nez de milady Masham, et quelques gouttes sur la reine Anne, la reine Anne ne se fût point jetée entre les bras des torys, et n’eût point donné à la France une paix sans laquelle la France ne pouvait plus se soutenir.

M. de Torcy m’a juré qu’il ne savait rien du testament du roi d’Espagne Charles II ; que, quand la chose fut faite, on assembla un conseil extraordinaire à Versailles pour savoir si on accepterait le testament qui allait changer la face de l’Europe, et agrandir la maison de Bourbon sans agrandir la France ; ou si l’on s’en tiendrait à un traité de partage qui démembrerait la monarchie espagnole, et qui donnerait à la France toute la Flandre et la Lorraine. Le chancelier de Pontchartrain fut de ce dernier avis, et le soutint avec force, Louis XIV, et son fils le grand dauphin, pensèrent en pères plus qu’en rois ; le testament fut accepté, et de là suivit cette funeste guerre qui ébranla la monarchie espagnole et la monarchie française.

Il semble qu’il y ait un génie malin qui se plaise à confondre toutes les espérances des hommes, et à jouer avec la fortune des empires. Qui aurait dit, il y a quatre ans, aux Florentins : Ce

  1. Le Dragon à plusieurs têtés…, livre 1er des Fables de La Fontaine, fable XII.