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Un habile algébriste de Berlin m’a parlé de quelques légères fautes de calcul ; mais d’ailleurs les vrais connaisseurs en sont charmés. Pour moi, qui juge sans beaucoup de connaissance, j’aurai un jour quelques éclaircissements à vous demander sur ce vide qui me paraît fort merveilleux, et sur le flux et reflux de la mer causés par l’attraction, sur la raison des couleurs, etc., etc. Je vous demanderai ce que Pierrot et Lucas vous demanderaient si vous vouliez les instruire sur de pareils sujets, et il vous faudra quelque peine encore pour me convaincre.

Je ne disconviens point d’avoir aperçu quelques vérités frappantes dans Newton ; mais n’y aurait-il point des principes trop étendus ? du filigrane mêlé dans des colonnes d’ordre toscan ? Dès que je serai de retour de mon voyage, je vous exposerai tous mes doutes. Souvenez-vous que

vers la vérité le doute les conduit

(Henriade, ch. VII, v. 376.)

À propos de doute, je viens de lire les trois derniers actes de la Mérope. La haine associée avec la plus noire envie ne pourront à présent trouver rien à redire contre cette admirable pièce. Ce n’est point parce que vous avez eu égard à ma critique, ce n’est point que l’amitié m’aveugle ; mais c’est la vérité, c’est parce que la Mérope est sans reproches. Toutes les règles de la vraisemblance y sont observées ; tous les événements y sont bien amenés ; le caractère d’une tendre mère, que son amour trahit, vaut tous les originaux de Van Dyck. Polyphonte conserve à présent l’unité de son caractère ; tout ce qu’il dit sort de l’âme d’un tyran soupçonneux. Narbas a, dans ses conseils, la timidité ordinaire des vieillards ; il reste naturellement sur le théâtre. Égisthe parle comme parlerait Voltaire, s’il était à sa place. Il a le cœur trop noble pour commettre une bassesse ; il a du courage, il venge les mânes de son père ; il est modeste après le succès, et reconnaissant envers ses bienfaiteurs.

Serait-il permis à un Allemand, à un ultramontain, de faire une petite remarque grammaticale sur les deux derniers vers de la pièce ? Ô tempora ! Ô mores[1] ! Un Béotien veut accuser Démosthène d’un solécisme ! Il s’agit de ces deux vers :

Allons monter au trône, en y plaçant ma mère ;
Et vous, mon cher Narbas, soyez toujours mon père.

Cet et vous, mon cher Narbas, est-ce à dire qu’on placera Narbas sur le trône en y plaçant ma mère et vous ? ou est-ce à dire : Narbas, vous me servirez toujours de père ? Ne pourriez-vous pas mettre :

Allons monter au trône, et plaçons-y ma mère ;
Pour vous, mon cher Narbas, soyez toujours mon père[2] ?

Voilà qui est bien impertinent, je mériterais d’être chassé à coups de fouet du Parnasse français. Il n’y a que l’intérêt de mon ami qui me fasse

  1. Cicéron, Catilinaire Ire.
  2. Voyez tome IV, pages 253 et 256.