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me faites aimer votre nation. Je chérirai tendrement les habitants de Cirey, tandis que je ferai la guerre aux Français, et je dirai :

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Mon épée
Qui du sang espagnol eût été mieux trempée…

(Henriade, ch. III, v. 199.)

Je vous prie de me donner de vos nouvelles le plus souvent qu’il vous sera possible ; je suis d’une inquiétude extrême sur tout ce qui regarde votre santé. Nous venons de perdre ici un des plus grands hommes d’Allemagne : c’est le fameux M. de Beausobre[1], homme d’honneur et de probité, grand génie, d’un esprit fin et délié, grand orateur, savant dans l’histoire de l’Église et dans la littérature, ennemi implacable des jésuites, la meilleure plume de Berlin, un homme plein de feu et de vivacité, que quatre-vingts années de vie n’avaient pu glacer ; d’ailleurs sentant quelque faible pour la superstition, défaut assez commun chez les gens de son métier, et connaissant assez la valeur de ses talents pour être sensible aux applaudissements et à la louange. Cette perte m’est d’autant plus sensible qu’elle est irréparable. Nous n’avons personne qui puisse remplacer M. de Beausobre. Les hommes de son mérite sont rares, et quand la nature les sème, ils ne parviennent pas tous à la maturité.

Il m’est parvenu une lettre qu’une dame[2] de ce pays-ci vous a écrite. Vous aurez bien vu, par son style, qu’elle est brouillée avec le sens commun. Ne jugez pas de toutes nos dames par cet échantillon, et croyez qu’il en est dont l’esprit et la figure ne vous paraîtraient pas réprouvables. Je leur dois bien quelques mots en leur faveur, car elles répandent des charmes inexprimables dans le commerce de la vie ; en faisant même abstraction de la galanterie, elles sont d’une nécessité indispensable dans la société : sans elle toute conversation est languissante.

J’attends la Mérope, j’attends quelque merveille fraîchement éclose ; j’attends des nouvelles de mon ami, une réponse sur quelques bagatelles que j’ai fait partir pour le petit paradis de Cirey ; et toute cette attente me fait bien languir. J’ai oublié de vous dire que j’ai reçu votre Newton, j’entends l’édition de Hollande. Je vous ai promis de vous communiquer toutes mes réflexions ; mais le moyen ? Je n’ai pas eu, depuis quatre semaines, le moment de me reconnaître, et à peine puis-je vous écrire ces deux mots.

Mille amitiés à la marquise, et à tous ceux qui sont assemblés à Cirey au nom de Voltaire. Je vous prie, ne m’oubliez point ; et soyez fermement persuadé de l’estime et de l’amitié avec laquelle je suis, monsieur, votre très fidèle ami,

Fédéric
  1. Mort le 5 ou le 6 juin 1738, date qui détermine très-approximativement celle de cette lettre.
  2. Mme  de Brant, citée dans ravant-dernier alinéa de la lettre 936.