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Les grands hommes de l’antiquité ne craignaient jamais plus l’implacable malignité de la fortune qu’après grands succès. Votre fièvre pourrait être comptée, à ce prix, comme un èquivalent ou comme un contre-poids de votre Mérope.

Pourrais-je me flatter d’avoir deviné les corrections que vous voulez faire à cette pièce, vous qui en êtes le père, vous qui l’avez jugée en Brutus ? Pour moi, qui ne l’ai point faite, moi qui n’y prend d’autre intérêt que celui de l’auteur, j’ai lu deux fois la Mérope avec toute l’attention dont je suis capable, sans y apercevoir de défauts. Il en est de vos ouvrages comme du soleil ; il faut avoir le regard très-perçant pour y découvrir des taches.

Vous voudrez bien m’envoyer les quatre actes corrigés, comme vous me le faites espérer, sans quoi les ratures et les corrections rendraient mon original embrouillé et difficile à déchiffrer.

Despréaux et tous les grands poëtes n’atteignaient à la perfection qu’en corrigeant. Il est fâcheux que les hommes, quelques talents qu’ils aient, ne puissent produire quelque chose de bon tout d’un coup. Ils n’y arrivent que par degrés. Il faut sans cesse effacer, châtier, émonder, et chaque pas qu’on avance est un pas de correction.

Virgile, ce prince de la poésie latine, était encore occupé de son Énéïde lorsque la mort le surprit. Il voulait sans doute que son ouvrage répondit à ce point de perfection qu’il avait dans l’esprit, et qui était semblable à celui de l’orateur dont Cicéron nous fait le portrait.

Vous, dont on peut placer le nom à côté de celui de ces grands hommes, sans déroger à leur réputation, vous tenez le chemin qu’ils ont tenu, pour imprimer à vos ouvrages ce caractère d’immortalité si estimable et si rare.

La Henriade, le Brutus, la Mort de César, etc., sont si parfaits que ce n’est pas une petite difficulté de ne rien faire de moindre. C’est un fardeau que vous partagez avec tous les grands hommes. On ne leur passe pas ce qui serait bon en d’autres. Leurs ouvrages, leurs actions, leur vie, enfin tout doit être excellent en eux. Il faut qu’ils répondent sans cesse à leur réputation ; il faut, s’il m’est permis de me servir de cette expression, qu’ils gravissent sans cesse contre les faiblesses de l’humanité.

Le Maximien de La Chaussée n’est point encore parvenu jusqu’à moi. J’ai vu l’école des Ami, qui est de ce même auteur, dont le litre est excellent et les vers ordinaires, faibles, monotones, et ennuyeux. Peut-être y a-t-il trop de témérité à moi, étranger et presque barbare, de juger des pièces du théâtre français ; cependant ce qui est sec et rampant dégoûte bientôt. Nous choisissons ce qu’il y a de meilleur pour le représenter ici. Ma mémoire est si mauvaise que je fais avec beaucoup de discernement le triage des choses qui doivent la remplir : c’est comme un petit jardin où l’on ne sème pas indifféremment toutes sortes de semences, et qu’on n’orne que des fleurs les plus rares et les plus exquises.

Vous verrez, par les pièces que je vous envoie, les fruits de ma retraite et de vos instructions. Je vous prie de redoubler votre sévérité pour tout ce qui vous viendra de ma part. J’ai du loisir, j’ai de la patience, et, avec