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nous avons d’être heureux, de boire, de manger, de multiplier notre espèce. Quand nous sentons des désirs, certainement ces désirs existent ; quand nous sentons des plaisirs, il est bien sûr que nous n’éprouvons pas des douleurs ; quand nous voyons, il est bien certain que l’action de voir n’est pas celle d’entendre ; quand nous avons des pensées, il est bien clair que nous pensons. Quoi donc ! le sentiment de la Liberté sera-t-il le seul dans lequel l’Être infiniment parfait se sera joué en nous faisant une illusion absurde ? Quoi ! quand je confesse qu’un dérangement de mes organes m’ôte ma liberté, je ne me trompe pas, et je me tromperais quand je sens que je suis libre ? Je ne sais si cette exposition naïve de ce qui se passe en nous fera quelque impression sur votre esprit philosophe ; mais je vous conjure, monseigneur, d’examiner cette idée, de lui donner toute son étendue, et, ensuite, de la juger sans aucune acception de parti, sans même considérer d’autres principes plus métaphysiques, qui combattent cette preuve morale. Vous verrez ensuite lequel il faudra préférer, ou de cette preuve morale qui est chez tous les hommes, ou de ces idées métaphysiques qui portent toujours le caractère de l’incertitude.

Mon second scrupule roule sur quelque chose de plus philosophique. Je vois que tout ce qu’on a jamais dit contre la liberté de l’homme se tourne encore avec bien plus de force contre la liberté de Dieu.

Si on dit que Dieu a prévu toutes nos actions, et que, par là, elles sont nécessaires. Dieu a aussi prévu les siennes, qui sont d’autant plus nécessaires que Dieu est immuable. Si on dit que l’homme ne peut agir sans raison suffisante, et que cette raison incline sa volonté, la raison suffisante doit encore plus emporter la volonté de Dieu, qui est l’Être souverainement raisonnable.

Si on dit que l’homme doit choisir ce qui lui parait le meilleur. Dieu est encore plus nécessité à faire ce qui est le meilleur.

Voilà donc Dieu réduit à être l’esclave du destin ; ce n’est plus un être qui se détermine par lui-même : c’est donc une cause étrangère qui le détermine ; ce n’est plus un agent, ce n’est plus Dieu.

Mais si Dieu est libre, comme les fatalistes même doivent l’avouer, pourquoi Dieu ne pourra-t-il pas communiquer à l’homme un peu de cette liberté, en lui communiquant l’être, la pensée, le mouvement, la volonté, toutes choses également inconnues ? Sera-t-il plus difficile à Dieu de nous donner la Liberté, que de nous donner le pouvoir de marcher, de manger, de digé-