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Je vous répondrai peu de chose sur Jore. Il s’est très-mal comporté avec moi dans l’affaire des Lettres philosophiques. Je lui ai donné de l’argent depuis peu ; mais, pour l’édition d′Alzire, je l’abandonne à Demoulin, qui n’a pas assez bonne opinion de lui pour la lui confier.

Un article plus important, c’est Linant. J’ai toujours affecté de ne vous en point parler, voulant attendre que le temps fixât mes idées sur son compte. Il m’avait marqué bien peu de reconnaissance, à Paris ; et déjà enflé du succès d’une tragédie qu’il n’a jamais achevée, il m’écrivit de Rouen, après six mois d’oubli, un petit billet en lignes diagonales, où il me disait qu’il ferait bientôt jouer sa pièce, et qu’il me rendrait l’argent que je lui avais, disait-il, prêté. Je dissimulai ce trait d’ingratitude et d’impertinence, et, toujours prêt à pardonner à la jeunesse quand elle a de l’esprit, je le fis entrer chez Mme  la marquise du Châtelet, malgré l’exclusion du maître de la maison, malgré le défaut qu’il a dans les yeux et dans la langue, et malgré la profonde ignorance dont il est. À peine a-t-il été établi dans la maison qu’oubliant qu’il était précepteur et aux gages de Mme  du Châtelet, oubliant le profond respect qu’il doit à son nom et à son sexe, il lui écrivit un jour une lettre, d’une terre voisine où il était allé de son chef et fort mal à propos. La lettre finissait ainsi : «  L’ennui de Cirey est de tous les ennuis le plus grand, » sans signer, sans mettre un mot de convenance. Les personnes chez qui il écrivit cette lettre, et auxquelles il eut l’imprudence de la montrer, dirent à Mme  la marquise du Châtelet qu’il le fallait chasser honteusement. Je fis suspendre l’arrêt, et je lui épargnai même les reproches. On ne lui parla de rien, et il continua de se conduire comme ferait un ami chez son ami, croyant que c’était là le bel air, parlant toujours du cher Cideville, du pauvre Cideville, et pas une fois de M. de Cideville, à qui il doit autant de respect que de reconnaissance et d’amitié.

Mme  du Chàtelet, indignée, a toujours voulu vous écrire et le chasser. J’ai apaisé sa colère, en lui représentant que c’était un jeune homme (il a pourtant vingt-sept ans passés) qui n’avait que de l’esprit et point d’usage du monde ; que, d’ailleurs, il était né sage ; qu’enfin, si elle n’avait pas besoin de lui, il avait besoin d’elle ; qu’il mourrait de faim ailleurs, grâce à sa paresse et à son ignorance ; qu’il fallait essayer de le corriger, au lieu de le punir ; qu’à la vérité il ne rendrait jamais dans une maison aucun de ces petits services par où l’on plaît à tout le monde, et dont la faiblesse de sa vue et la pesanteur de sa machine le