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Peu de gens ont cette santé entière et inaltérable. Notre liberté est faible et bornée comme toutes nos autres facultés ; nous la fortifions en nous accoutumant à faire des réflexions et à maîtriser nos passions ; et cet exercice de l’âme la rend un peu plus vigoureuse. Mais quelques efforts que nous fassions, nous ne pourrons jamais parvenir à rendre cette raison souveraine de tous nos désirs ; et il y aura toujours dans notre âme, comme dans notre corps, des mouvements involontaires : car nous ne sommes ni sages, ni libres, ni sains, que dans un très-petit degré.

Je sais que l’on peut, à toute force, abuser de sa raison pour contester la liberté aux animaux, et les concevoir comme des machines qui n’ont ni sensations, ni désirs, ni volontés, quoiqu’ils en aient toutes les apparences. Je sais qu’on peut forger des systèmes, c’est-à-dire des erreurs, pour expliquer leur nature. Mais enfin, quand il faut s’interroger soi-même, il faut bien avouer, si l’on est de bonne foi, que nous avons une volonté, que nous avons le pouvoir d’agir, de remuer notre corps, d’appliquer notre esprit à certaines pensées, de suspendre nos désirs, etc.

Il faut donc que les ennemis de la liberté avouent que notre sentiment intérieur nous assure que nous sommes libres ; et je ne crains point d’assurer qu’il n’y en a aucun qui doute de bonne foi de sa propre liberté, et dont la conscience ne s’élève contre le sentiment artificiel par lequel ils veulent se persuader qu’ils sont nécessités dans toutes leurs actions. Aussi ne se contentent-ils pas de nier ce sentiment intime de la liberté ; mais ils vont encore plus loin. Quand on vous accorderait, disent-ils, que vous avez le sentiment intérieur que vous êtes libre, cela ne prouverait rien encore : car notre sentiment nous trompe sur notre liberté, de même que nos yeux nous trompent sur la grandeur du soleil, lorsqu’ils nous font juger que le disque de cet astre est environ large de deux pieds, quoique son diamètre soit réellement à celui de la terre comme cent est à un.

Voici, je crois, ce qu’on peut répondre à cette objection. Les deux cas que vous comparez sont fort différents ; je ne puis et ne dois voir les objets qu’en raison directe de leur grosseur, et en raison renversée du carré de leur éloignement. Telles sont les lois mathématiques de l’optique, et telle est la nature de nos organes, que, si ma vue pouvait apercevoir la grandeur réelle du soleil, je ne pourrais voir aucun objet sur la terre, et cette vue,

    de la Liberté. Voyez plus bas la lettre de Voltaire à Frédéric, du 23 janvier 1738, où il est question des Épitres ou Discours sur l’Homme.