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Où prenez-vous, monsieur, tout le temps pour travailler ? Ou vos moments valent le triple de ceux des autres, ou votre génie heureux et fécond surpasse celui de l’ordinaire des grands hommes. À peine avez-vous achevé d’éclaircir la Philosophie de Newton que vous travaillez à enrichir le théâtre français d’une tragédie nouvelle[1] ; et cette pièce qui, selon les apparences, n’a pas encore quitté le chantier, est déjà suivie d’un nouvel ouvrage que vous projetez.

Vous voulez faire au czar l’honneur d’écrire son histoire en philosophe. Non content d’avoir surpassé tous les auteurs qui vous ont précédé, par l’élégance ; la beauté et l’utilité de vos ouvrages, vous voulez encore les surpasser par le nombre. Empressé à servir le genre humain, vous consacrez votre vie entière au bien public. La Providence vous avait réservé pour apprendre aux hommes à préférer la lyre d’Amphion, qui élevait les murs de Thèbes, à ces instruments belliqueux qui faisaient tomber ceux de Jéricho.

Le témoignage de quelques vérités découvertes et de quelques erreurs détruites est, à mon avis, le plus beau trophée que la postérité puisse ériger à la gloire d’un grand homme. Que n’avez-vous donc pas à prétendre, vous qui êtes aussi fidèle au culte de la vérité que zélé destructeur des préjugés et de la superstition !

Vous vous attendez sans doute à recevoir, par cet ordinaire, tous les matériaux nécessaires pour commencer l’ouvrage auquel vous vous êtes proposé de travailler. Quelle sera votre surprise quand vous ne recevrez qu’une Métaphysique et des vers ! C’est cependant tout ce que j’ai pu vous envoyer. Une métaphysique diffuse et un copiste paresseux ne font guère de chemin ensemble.

J’ai lu avec beaucoup d’attention votre raisonnement géométrique et pressant sur les infiniment petits. Je vous avoue tout ingénument que je n’ai aucune idée de l’infini. Je crois que nous ne différons que dans la façon de nous exprimer. Je vous avoue encore que je ne connais que deux sortes de nombres, des nombres pairs et des nombres impairs : or l’infini étant un nombre ni pair ni impair, qu’est-il donc ?

Si je vous ai bien compris, votre sentiment, qui est aussi le mien, est que la matière, relativement aux hommes, est divisible infiniment ; ils auront beau décomposer la matière, ils n’arriveront jamais aux unités qui la composent. Mais, réellement et relativement à l’essence des choses, la matière doit nécessairement être composée d’un amas d’unités qui en sont les seuls principes, et que l’auteur de la nature a jugé à propos de nous cacher. Or qui dit matière, sans l’idée de ces unités jointes et arrangées ensemble, dit un mot qui n’a aucun sens. La modification de ces unités détermine ensuite la différence des êtres.

M. Wolff est peut-être le seul philosophe qui ait eu la hardiesse de faire la définition de l’être simple. Nous n’avons de connaissance que des choses qui tombent sous nos sens, ou qu’on peut exprimer par des signes ; mais nous ne pouvons avoir de connaissance intuitive des unités, parce que ja-

  1. La tragédie de Mérope, à laquelle Voltaire fait allusion dans la lettre 723.