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opéra, rempli de spectacle, de majesté et de terreur, ne doit admettre l’amour que comme un divertissement. Chaque chose a son caractère propre. En un mot, je vous conjure de me laisser faire de l’opera de Samson une tragédie dans le goût de l’antiquité. Je réponds à M. Rameau du plus grand succès, s’il veut joindre à sa belle musique quelques airs dans un goût italien mitigé. Qu’il réconcilie l’Italie avec la France. Encouragez-le, je vous prie, à ne pas laisser inutile une musique si admirable. Je vous enverrai incessamment l’opéra tel qu’il est. Je suis comme un homme qui a des procès à tous les tribunaux. Vous êtes mon avocat ; Pollion est mon juge. Tâchez de me faire gagner ma cause auprès de lui. Adieu, charmant et unique ami.


554. — Á. M. BERGER.
À Cirey … février.

Le succès de nos Américains est d’autant plus flatteur pour moi, mon cher monsieur, qu’il justifie votre amitié pour ma personne, et votre goût pour mes ouvrages. J’ose vous dire que les sentiments vertueux qui sont dans cette pièce sont dans mon cœur ; et c’est ce qui fait que je compte beaucoup plus sur l’amitié d’une personne comme vous, dont je suis connu, que sur les suffrages d’un public toujours inconstant, qui se plaît à élever des idoles pour les détruire, et qui, depuis longtemps, passe la moitié de l’année à me louer, et l’autre à me calomnier. Je souhaiterais que l’indulgence avec laquelle cet ouvrage vient d’être reçu pût encourager notre grand musicien Rameau à reprendre en moi quelque confiance, et à achever son opéra de Samson sur le plan que je me suis toujours proposé. J’avais travaillé uniquement pour lui. Je m’étais écarté de la route ordinaire dans le poème, parce qu’il s’en écarte dans la musique. J’ai cru qu’il était temps d’ouvrir une carrière nouvelle à l’opéra comme sur la scène tragique. Les beautés de Quinault et de Lulli sont devenues des lieux communs. Il y aura peu de gens assez hardis pour conseiller à M. Rameau de faire de la musique pour un opéra dont les deux premiers actes sont sans amour ; mais il doit être assez hardi pour se mettre au-dessus du préjugé. Il doit m’en croire et s’en croire lui même. Il peut compter que le rôle de Samson, joué par Chassé[1], fera autant d’effet, au moins, que

  1. Claude-Louis de Chassé, noble Breton, né en 1698, entra, en 1721. à l’Opéra, qu’il quitta en 1757. Mort en 1786.