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homme que je m´éprise infiniment comme homme, et que je n’ai jamais boaucoup estimé comme poëte. Il n’a rien de grand ni de tendre ; il n’a qu’un talent[1] de détail : c’est un ouvrier, et je veux un génie. Il faut que vous vous soyez mépris quand vous m’avez conseillé de le louer, et même de caresser quelques personnes dont vous croyez qu’on doit mendier le suffrage. Je ne louerai jamais ce que je méprise, et je ne ferai jamais ma cour à personne. Prenez des sentiments plus hauts et plus honorables pour l’humanité. Ne croyez pas d’ailleurs qu’il n’y ait que la France où l’on puisse vivre : c’est un pays fait pour les jeunes femmes et les voluptueux, c’est le pays des madrigaux et des pompons ; mais on trouve ailleurs de la raison, des talents, etc. Bayle ne pouvait vivre que dans un pays libre : la sève de cet arbre heureusement transplanté eût été étouffée dans son pays natal.

Je sais que partout la jalousie poursuit les arts : je connais cette rouille attachée à nos métaux. Le poison de Rousseau m’a été lancé jusqu’ici. Il a écrit que j’avais eu une dispute sur l´athéisme avec S’Gravesande. Sa calomnie a été confondue, et ainsi le seront tôt ou tard toutes celles dont on m’a noirci. Je ne crains personne, je ne demanderai de faveur à personne, et je ne déshonorerai jamais le peu de talent que la nature m’a donné par aucune flatterie. Un homme qui pense ainsi mérite votre amitié ; autrement j’en serais indigne. C’est cette amitié seule qui me fera retourner en France, si j’y retourne.

Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur. Mille tendres compliments à M. de Formont, que vous voyez, ou à qui vous écrivez.

J’ai lu la pauvre ode de Rousseau sur la Paix ; cela est presque aussi mauvais que tous ses derniers ouvrages.


721. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Amsterdam, février 1737.)

Monseigneur, je ne sais par où commencer ; je suis enivré de plaisir, de surprise, de reconnaissance ;

Pollio et ipse facit nova carmina : pascite taurum.

(Virg., Egl. iii, v. 86.)

Vous faites à Berlin des vers français tel qu’on en faisait à Versailles du temps du bon goût et des plaisirs. Vous m’envoyez

  1. On lit génie, au lieu de talent, dans l´original. (Cl.)