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ne vois pas comment un être pensant peut être dans la matière. Or, de quelque manière que nous nous tournions, il est très-vrai qu’il n’y a aucune connexion, aucune dépendance entre les objets de nos organes et nos idées ; il est très-vrai (soit que la matière pense, soit que Dieu lui ait uni un être immatériel), il est très-vrai, dis-je, qu’il n’y a aucune raison physique par laquelle je doive voir un arbre, ou entendre le son des cloches, quand il y a un arbre devant mes yeux, ou que le battant frappe la cloche près de mes oreilles. Il est surtout démontré dans l’optique qu’il n’y a rien dans les rayons de lumière qui doive me faire juger de la distance d’un objet : donc, soit que mon âme soit matière ou non, je ne puis ni voir ni entendre, ni avoir une idée de là distance, etc., que par les lois arbitraires établies par le Créateur.

Reste donc à savoir si le Créateur a pu, en établissant ces lois, communiquer des idées à mon corps à l’occasion de ces lois.

Ceux qui disent que Dieu ne peut donner des idées aux corps se servent de cet argument : « Ce qui est composé est nécessairement de la nature de ce qui le compose : or, si une idée était un composé de matière, la matière étant divisible et étendue, il se trouverait que la pensée serait divisible et étendue ; mais la pensée n’est ni l’un ni l’autre : donc il est impossible que la pensée soit de la matière, »

Cet argument serait une démonstration contre ceux qui diraient que la pensée est un composé de matière ; mais ce n’est pas cela que l’on dit. On dit que la pensée peut être ajoutée de Dieu à la matière, comme le mouvement et la gravitation, qui n’ont aucun rapport à la divisibilité : donc Dieu peut donner à la matière des attributs tels que la pensée et le sentiment, qui ne sont point divisibles.

L’argument dont s’est servi le Père Tournemine, dans le Journal de Trévoux, est encore bien moins solide que l’argument que je viens de réfuter.

Nous apercevons, dit-il, un objet indivisiblement ; or, si notre âme était matière, la partie A d’un objet frapperait la partie A dé mon entendement ; la partie B de l’objet frapperait la partie B de mon âme : donc nulle partie de mon âme ne pourrait voir l’objet.

Vous avez mis dans un très-grand jour cet argument du Père Tournemine.

Voici en quoi consiste, à mon sens, le vice évident de ce raisonnement. Ce raisonnement suppose que nous n’aurions d’idée