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parce que son père avait chaussé le mien pendant vingt ans, et que mon père avait pris soin de le placer chez un procureur, où il eût été à souhaiter pour lui qu’il eût demeuré, mais dont il fut chassé pour avoir désavoué sa naissance. Il pouvait ajouter encore que mon père, tous mes parents, et ceux sous qui j’étudiais, me défendirent alors de le voir, et que telle était sa réputation que, quand un écolier faisait une faute d’un certain genre, on lui disait : « Vous serez un vrai Rousseau. »

Je ne sais pourquoi il dit que ma physionomie lui déplut : c’est apparemment parce que j´ai des cheveux bruns, et que je n’ai pas la bouche de travers.

Il parle ensuite d’une ode que je fis à l’âge de dix-huit ans pour le prix de l’Académie française. Il est vrai que ce fut M. l’abbé du Jarry qui remporta le prix ; je ne crois pas que mon ode fût trop bonne, mais le public ne souscrivit pas au jugement de l’Académie. Je me souviens qu’entre autres fautes assez singulières dont le petit poëme couronné était plein, il y avait ce vers :

Et des pôles brûlants jusqu´aux pôles glacés[1].

Feu M. de Lamotte, très-aimable homme et de beaucoup d’esprit, mais qui ne se piquait pas de science, avait par son crédit fait donner ce prix à l’abbé du Jarry ; et quand on lui reprochait ce jugement[2], et surtout le vers du pôle glacé et du pôle brûlant, il répondait que c’était une affaire de physique qui était du ressort de l’Académie des sciences, et non de l’Académie française ; que d’ailleurs il n’était pas bien sûr qu’il n’y eût point de pôles brûlants, et qu’enfin l’abbé du Jarry était son ami. Je demande pardon de cette petite anecdote littéraire où la jalousie de Rousseau m’a conduit, et je continue ma réponse.

Il est vrai que j’accompagnai, vers l’an 1720, une dame de la cour de France[3] qui allait en Hollande. Rousseau peut dire, tant qu’il lui plaira, que j’allai à la suite de cette dame : un domestique emploie volontiers les termes de son état ; chacun parle son langage. Nous passâmes par Bruxelles ; Rousseau prétend que j’y entendis la messe très-indévotement, et qu’il apprit

  1. Voyez tome XXII, pages 7 et 8.
  2. Voyez, tome X, page 470, dans les Poésies mêlées, la pièce qui commence par ce vers :
    Lamotte, présidant aux prix.
  3. Mme  de Rupelmonde, à qui Voltaire adressa la pièce intitulée Pour et Contre, plus connue sous le titre de Épître à Uranie. Voyez tome IX.