Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/596

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

teux pour l’humanité, et de manquer de fortune. Si j’ai ajouté quelque chose sur ce que j’ai lu de lui, c’est apparemment que j’ai souhaité qu’il eût fait des tragédies, car il me paraît que le langage des passions est sa langue naturelle. Je fais une grande différence entre lui et l’abbé Desfontaines : celui-ci ne sait parler que de livres ; ce n’est qu’un auteur, et encore un bien médiocre auteur, et l’autre est un homme. On voit par leur écrits la différence de leurs cœurs, et on pourrait parier, en les lisant, que l’un n’a jamais eu affaire qu’à des petits garçons, et que l’autre est un homme fait pour l’amour. Si je pouvais rendre service à l’abbé Prévost, du fond de ma retraite, il n’y a rien que je ne fisse ; et, si j’étais assez heureux pour revenir à Cirey en sûreté, je tâcherais de l’y attirer.

Dans la douleur dont j’ai le cœur percé, il m’est bien difficile, mon ami, de songer à Samson. Je me souviens cependant que, dans cette petite ariette des fleurs il faut mettre :

Sensible image
Des plaisirs du bel âge,

( Acte IV, scène iv.)

au lieu de

Plaisir volage, etc. ;

car Dalila ne doit pas prêcher l’inconstance à un héros dont la vigueur ne doit que trop le porter à ce vice abominable de l’infidélité.

Je suis actuellement sur les frontières de France, avec une chaise de poste, des chevaux de selle, et des amis, prêt à gagner le séjour de la liberté s’il ne m’est pas permis de revoir celui du bonheur. La plus aimable, la plus spirituelle, la plus éclairée, et la plus simple femme de l’univers m’a chargé, en me quittant, de vous dire qu’elle est charmée de vos lettres, et qu’elle vous regarde comme son intime ami. Je voudrais bien vous envoyer la copie d’une lettre qu’elle a pris sur elle d’écrire au garde des sceaux, à la suite d’une autre que son mari a écrite. Vous y admireriez l’éloquence tendre et mâle que donne l’amitié ; vous y verriez le langage de la vertu courageuse. Ah ! mon ami ! il est plus doux d’avoir une pareille lettre écrite en sa faveur qu’il n’est affreux d’être si indignement persécuté. Je vous l’enverrai cette lettre.

En attendant, la personne[1] charitable qui a si généreusement

  1. Voyez la lettre 537.