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votre paresse ; mais je vous aime, et je vous gronde beaucoup.

Cela posé, songez donc à vous, et puis songez à vos amis ; buvez du vin de Champagne avec des gens aimables, mais faites quelque chose qui vous mette en état de boire un jour du vin qui soit à vous. N’oubliez point vos amis, et ne passez pas des mois entiers sans leur écrire un mot. Il n’est point question d’écrire des lettres pensées et réfléchies avec soin, qui peuvent un peu coûter à la paresse ; il n’est question que de deux ou trois mots d’amitié, et quelques nouvelles soit de littérature, soit des sottises humaines, le tout courant sur le papier, sans peine et sans attention. Il ne faut, pour cela, que se mettre un demi quart d’heure vis-à-vis son écritoire. Est-ce donc là un effort si pénible ? J’ai d’autant plus d’envie d’avoir avec vous un commerce régulier que votre lettre m’a fait un plaisir extrême. Je pourrai vous demander de temps en temps des anecdotes concernant le siècle de Louis XIV. Comptez qu’un jour cela peut vous être utile, et que cet ouvrage vous vaudrait vingt volumes de Lettres philosophiques.

J’ai lu le Turenne[1] ; le bonhomme a copié des pages entières du cardinal de Retz, des phrases de Fénelon. Je lui pardonne, il est coutumier du fait ; mais il n’a point rendu son héros intéressant. Il l’appelle grand, mais il ne le rend pas tel ; il le loue en rhétoricien. Il pille les Oraisons funèbres de Mascaron et de Fléchier, et puis il fait réimprimer ces oraisons funèbres parmi les preuves. Belle preuve d’histoire qu’une oraison funèbre !

Je ne suis surpris ni du jugement que vous portez sur la pièce[2] de l’abbé Le Blanc, ni de son succès. Il se peut très-bien faire que la pièce soit détestable et applaudie.

Écrivez-moi, et aimez toute votre vie un homme vrai qui n’a jamais changé.

P. S. Qu’est-ce que c’est qu’un portrait de moi, en quatre pages, qui a couru ? Quel est le barbouilleur ? Envoyez-moi cette enseigne à bière.

Faites souvenir de moi les Froulai[3], les des Alleurs, les Pont-de-Veyle, les du Deffant, et totam hanc suavissimam gentem.

  1. Histoire de Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, Paris, 2 vol. in-4o, 1735, par André-Michel de Ramsai, mort en 1743.
  2. Abensaïd, tragédie de l’abbé Le Blanc, jouée le 6 juin 1735.
  3. Louis-Gabriel de Froulai, né en 1694 comme Voltaire ; connu sous le titre de chevalier ou bailli de Froulai ; mort en 1766.