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456. — Á M. LE COMTE D’ARGENTAL.
4 janvier 1735.

Je n’ose me flatter de mériter vos éloges, mais je sens bien que je mérite vos critiques. En vous remerciant de tout mon cœur de m’avoir ouvert les yeux. Voilà à quoi servent des amis comme vous, qui ont l’esprit aussi éclairé qu’ils ont le cœur aimable. Le sot père est actuellement délogé du quatrième acte. Mais est-il bien vrai que la conversion de cet Espagnol vous déplaise tant ? Vous êtes bien mauvais chrétien, mais vous savez que le parterre est bon catholique. S’il y a un côté respectable et frappant dans notre religion, c’est ce pardon des injures, qui d’ailleurs est toujours héroïque quand ce n’est pas un effet de la crainte. Un homme qui a la vengeance en main et qui pardonne passe partout pour un héros ; et, quand cet héroïsme est consacré par la religion, il en devient plus vénérable au peuple, qui croit voir dans ces actions de clémence quelque chose de divin. Il me paraît que ces paroles du duc François de Guise, que j’ai employées dans la bouche de Gusman : Ta religion t’enseigne à m’assassiner, et la mienne à te pardonner, ont toujours excité l’admiration. Le duc de Guise était à peu près dans le cas de Gusman, persécuteur en bonne santé, et pardonnant héroïquement quand il était en danger. Raillerie à part, je suis persuadé que la religion fait plus d’effet sur le peuple, au théâtre, quand elle est mise en beaux vers, qu’à l’église, où elle ne se montre qu’avec du latin de cuisine. Les honnêtes gens traitèrent le bon vieux Lusignan de capucin quand je lus la pièce, et le gros du monde fondit en larmes à la représentation. En un mot, ce qu’il y a de touchant dans une religion l’emportera toujours sur tout le reste, dans l’esprit de la multitude ; et, plus j’envisage le changement de Gusman de tous les côtés, plus je le regarde comme un coup qui doit faire une très-grande impression. Malgré cela, vous ne sauriez croire combien l’approche du danger augmente ma poltronnerie. Il est vrai que j’en suis à cinquante lieues ; mais le bruit du sifflet fait plus de dix lieues par minute. Je commence à trouver mon ouvrage tout à fait indigne du public, et, si vous ne me rassurez pas, je mourrai de frayeur ; mais, si la pièce tombe, je ferai ce que je pourrai pour ne pas mourir de chagrin. Il est vrai que cette chute fera bien du plaisir à mes ennemis, que les Desfontaines en prendront sujet de m’accabler, que je serai immolé à la raillerie et au mépris : car telle est l’injustice des