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408 — Á M. DE CIDEVILLE.
Mai.

Eh bien ! est-il possible que vous vous soyez laissé surprendre aux larmes et aux cris de ces gens-là ? Ou ils vous trompent bien indignement, ou ils sont bien trompés eux-mêmes.

J’ai découvert enfin, à n’en pouvoir douter, que ce misérable a tout fait, et qu’il m’a trahi cruellement. Je m’en doutais bien à son silence. Le scélérat m’avait juré, en partant, que rien ne paraîtrait jamais. Il avait, depuis un mois, le supplément de la fin, il s’en est servi ; il a pris le temps de mon absence pour trahir les promesses qu’il m’avait faites, et les obligations qu′il m’avait. On m’a enfin envoyé la preuve incontestable de son crime. J’ai tout confronté ; sa perfidie n’est que trop réelle. Il triomphe ; il en vend deux mille cinq cents, à 6, à 8, à 10 livres pièce ; et moi, je suis proscrit. Lettre de cachet, dénonciation au parlement, requête des curés, la crainte d’un jugement rigoureux : voilà tout ce qu’il m’attire ; tandis que, sur la foi de vos lettres, j’ai hasardé de me perdre pour le sauver, et que j’ai tellement assuré son innocence aux ministres que je me suis fait croire coupable.

Au nom de Dieu, parlez à ces gens-là, quand vous les verrez : dites-leur qu’ils avertissent leur fils de faire ce que je lui marquerai dans un billet, sans quoi il sera perdu. Il n’est pas juste, après tout, que je sois malheureux toute ma vie pour contenter l’avidité de ce misérable. Surtout qu’on vous remette jusqu’au moindre chiffon d’écriture qu’on peut avoir de moi.

Les hommes sont bien méchants ! Quoi ! dans le temps qu’il m’a mille obligations ! hommes ! vous êtes ou trompeurs, ou indignement superstitieux, ou calomniateurs. Vous êtes des monstres ; mais il y a des Cideville, il y a des Émilie : cela fait qu’on tient à l’humanité, et qu’on pardonne au genre humain. L’amitié que j’ai éprouvée dans cette occasion passe tout l’excès des persécutions qu’on peut me faire essuyer. La balance n’est pas égale, et je suis trop heureux.

J’embrasse tendrement le philosophe Formont, le tendre et charmant du Bourg-Theroulde[1] le judicieux et élégant du Resnel. Si vous voyez monsieur le marquis[2], dites-lui qu’avec sa permission je pourrais bien aller passer un mois dans ses terres pour

  1. Jean-Baptiste-François Lecordier de Bigars, marquis de La Londe, Baron du Bourg-Theroulde, président à mortier du parlement de Rouen. (B.)
  2. Le marquis de Lézeau, chez lequel Voltaire n’alla pas. (Cl.)