Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par des coliques, et par la sainte inquisition qui est à présent sur la littérature. Il est triste de souffrir, mais il est plus dur encore de ne pouvoir penser avec une honnête liberté, et que le plus beau privilège de l’humanité nous soit ravi : fari quæ sentiat[1]. La vie d’un homme de lettres est la liberté. Pourquoi faut-il subir les rigueurs de l’esclavage, dans le plus aimable pays de l’univers, que l’on ne peut quitter, et dans lequel il est si dangereux de vivre !

Thieriot jouit en paix, à Londres, du fruit de mes travaux ; et moi, je suis en transes à Paris : laudantur ubi non sunt, cruciantur ubi sunt[2]. Il n’y a guère de semaines où je ne reçoive des lettres des pays étrangers, par lesquelles on m’invite à quitter la France J’envie souvent à Descartes sa solitude d’Egmont, quoique je ne lui envie point ses tourbillons et sa métaphysique. Mais enfin je finirai par renoncer ou à mon pays ou à la passion de penser tout haut. C’est le parti le plus sage. Il ne faut songer qu’à vivre avec soi-même et avec ses amis, et non à s’établir une seconde existence très-chimérique dans l’esprit des autres hommes. Le bonheur ou le mal est réel, et la réputation n’est qu’un songe.

Si j’avais le bonheur de vivre avec un ami comme vous je ne souhaiterais plus rien ; mais, loin de vous, il faut que je me console en travaillant, et, quand un ouvrage est fait, on a la rage de le montrer au public. Que tout cela n’empêche point Linant de nous faire une bonne tragédie, que je mette mes armes entre ses mains : illum oportet crescere, me autem minui (saint Jean ch. iii, v. 30).

Adieu, charmant ami.


364. — Á M. LE MARQUIS DE CAUMONT[3].
à avignon
Ā Paris, près Saint-Gervais, 15 septembre 1733.

Je ne dirai pas, monsieur, désormais que les beaux-arts ne sont point honorés et récompensés dans ce siècle ; la lettre flatteuse que je reçois de vous est le prix le plus précieux de mes faibles ouvrages. Chapelain cherchait des pensions, et laisait sa cour aux ministres. Feu Lamotte, d’ailleurs homme d’esprit et

  1. Horace, liv. I, ép. iv, v. 9.
  2. Pensée de saint Augustin, citée dans la lettre 137.
  3. Cette lettre et les cinq autres adressées à la même personne m’ont été communiquées par M. Ch. Romey. (B.) — Voyez, sur Caumont, la note de la page 378.