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une inquisition littéraire à Rome, nous n’aurions aujourd’hui ni Horace, ni Juvénal, ni les œuvres philosophiques de Cicéron. Si Milton, Dryden, Pope, et Locke, n’avaient pas été libres l’Angleterre n’aurait eu ni des poètes, ni des philosophes : il y a je ne sais quoi de turc à proscrire l’imprimerie, et c’est la proscrire que la trop gêner. Contentez-vous de réprimer sévèrement les libelles diffamatoires, parce que ce sont des crimes ; mais tandis qu’on débite hardiment des recueils de ces infâmes calottes[1], et tant d’autres productions qui méritent l’horreur et le mépris, souffrez au moins que Bayle entre en France, et que celui qui fait tant d’honneur à sa patrie n’y soit pas de contrebande.

Vous me dites que les magistrats qui régissent la douane de la littérature se plaignent qu’il y a trop de livres. C’est comme si le prévôt des marchands se plaignait qu’il y eût à Paris trop de denrées : en achète qui veut. Une immense bibliothèque ressemble a la ville de Paris, dans laquelle il y a près de huit cent mille hommes : vous ne vivez pas avec tout ce chaos ; vous y choisissez quelque société, et vous en changez. On traite les livres de même ; on prend quelques amis dans la foule. Il y aura sept ou huit mille controversistes, quinze ou seize mille romans, que vous ne lirez point : une foule de feuilles périodiques que vous jetterez au feu après les avoir lues. L’homme de goût ne lit que le bon mais l’homme d’Etat permet le bon et le mauvais.

Les pensées des hommes sont devenues un objet important de commerce. Les libraires hollandais gagnent un million par an, parce que les Français ont eu de l’esprit. Un roman médiocre est, je le sais bien, parmi les livres, ce qu’est dans le monde un sot qui veut avoir de l’imagination. On s’en moque mais on le souffre. Ce roman fait vivre et l’auteur qui l’a composé, et le libraire qui le débite, et le fondeur, et l’imprimeur, et le papetier et le relieur, et le colporteur, et le marchand de mauvais vin à qui tous ceux-là portent leur argent. L’ouvrage amuse encore deux ou trois heures quelques femmes avec lesquelles il faut de la nouvauté en livres, comme en tout le reste. Ainsi, tout méprisable qu’il est, il a produit deux choses importantes : du profit et du plaisir.

Les spectacles méritent encore plus d’attention. Je ne les considère pas comme une occupation qui retire les jeunes gens de la débauche : cette idée serait celle d’un curé ignorant. Il y a assez de temps, avant et après les spectacles, pour faire usage de

  1. Voyez la note tome XXIII, page 57.