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affectera sur vous, que vous êtes justement dans le dernier degré du genre humain.

Au bout de quarante ans de travail, vous vous résolvez à chercher par les cabales ce qu’on ne donne jamais au mérite seul ; vous vous intriguez comme les autres pour entrer dans l’Académie française, et pour aller prononcer, d’une voix cassée, à votre réception, un compliment qui le lendemain sera oublié pour jamais. Cette Académie française est l’objet secret des vœux de tous les gens de lettres ; c’est une maîtresse contre laquelle ils font des chansons et des épigrammes jusqu’à ce qu’ils aient obtenu ses faveurs, et qu’ils négligent dès qu’ils en ont la possession.

Il n’est pas étonnant qu’ils désirent d’entrer dans un corps où il y a toujours du mérite, et dont ils espèrent, quoique assez vainement, d’être protégés. Mais vous me demanderez pourquoi ils en disent tous tant de mal jusqu’à ce qu’ils y soient admis, et pourquoi le public, qui respecte assez l’Académie des sciences, ménage si peu l’Académie française. C’est que les travaux de l’Académie française sont exposés aux yeux du grand nombre, et les autres sont voilés. Chaque Français croit savoir sa langue, et se pique d’avoir du goût ; mais il ne se pique pas d’être physicien. Les mathématiques seront toujours pour la nation en général une espèce de mystère, et par conséquent quelque chose de respectable. Des équations algébriques ne donnent de prise ni à l’épigramme, ni à la chanson, ni à l’envie ; mais on juge durement ces énormes recueils de vers médiocres, de compliments, de harangues, et ces éloges qui sont quelquefois aussi faux que l’éloquence avec laquelle on les débite. On est fâché de voir la devise de l’immortalitè à la tête de tant de déclamations qui n’annoncent rien d’éternel que l’oubli auquel elles sont condamnées.

Il est très-certain que l’Académie française pourrait servir à fixer le goût de la nation. Il n’y a qu’à lire ses Remarques sur le Cid ; la jalousie du cardinal de Richelieu a produit au moins ce bon effet. Quelques ouvrages dans ce genre seraient d’une utilité sensible. On les demande depuis cent années au seul corps dont ils puissent émaner avec fruit et bienséance. On se plaint que la moitié des académiciens soit composée de seigneurs qui n’assistent jamais aux assemblées, et que, dans l’autre moitié, il se trouve à peine huit ou neuf gens de lettres qui soient assidus. L’Académie est souvent négligée par ses propres membres. Cependant, à peine un des Quarante a-t-il rendu les derniers soupirs que dix concurrents se présentent ; un évêché n’est pas plus