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267. — Á M. DE FORMONT.
Paris, ce 29 mai 1732.

Je viens de mander à notre cher Cideville combien je suis fâché de n’avoir pu faire succéder l’abbé Linant à Thieriot. La dame du logis prétend que, puisqu’elle m’a pour rien, elle doit avoir tout gratis, et regarde Thieriot comme quelqu’un dont elle hérite douze cents livres de rente viagère. Elle pense que tout jeune homme à qui elle ferait une pension la quitterait sur-lechamp pour Mlle Sallé. Je suis véritablement affligé de me voir inutile à l’abbé Linant, car vous l’aimez, et il fait bien des vers. J’ai vu un autre abbé[1], qui ne le vaut pas assurément, et qui m’a montré de petits vers pour M. de Formont. Vous logerez celui-là, s’il vous plaît : pour moi, je ne m’en charge pas. Je ne vous renverrai pas Ériphyle si tôt : j’ai tout corrigé, mais je veux l’oublier, pour la revoir ensuite avec des yeux frais. Il ne faut pas se souvenir de son ouvrage, quand on veut le bien juger. J’ai cru même que le meilleur moyen d’oublier la tragédie d’Eriphyle était d’en faire une autre. Tout le monde me reproche ici que je ne mets point d’amour dans mes pièces. Ils en auront cette fois-ci, je vous jure, et ce ne sera pas de la galanterie. Je veux qu’il n’y ait rien de si turc, de si chrétien, de si amoureux, de si tendre, de si furieux, que ce que je versifie à présent pour leur plaire. J’ai déjà l’honneur d’en avoir fait un acte. Ou je suis fort trompé, ou ce sera la pièce la plus singulière que nous ayons au théâtre. Les noms de Montmorency, de saint Louis, de Saladin, de Jésus, et de Mahomet, s’y trouveront[2]. On y parlera de la Seine et du Jourdain, de Paris et de Jérusalem. On aimera, on baptisera, on tuera, et je vous enverrai l’esquisse dès qu’elle sera brochée.

On m’a parlé hier d’une petite pièce bachique du jeune Bernard[3], poète et homme aimable. Dès que je l’aurai, je vous l’enverrai. Il paraît ici des couplets contre tout le monde ; mais ils sont assez, comme presque tous les hommes d’aujourd’hui, ma-

  1. Jean-François du Resnel du Bellay, né à Rouen le 29 juin 1692, mort en 1761. Sa traduction de l’Essai sur la critique, de Pope, avait paru en 1730. Voltaire a fait la moitié de ses vers : voyez la lettre à Thibouville, du 20 février 1769.
  2. Le nom de Montmorency s’y trouve une seule fois, acte II, scène ii, dans la bouche de Lusignan.
  3. Ce doit être l’Épitre sur l’hiver de P.-J. Bernard, né en 1710, mort en 1775 nommé Gentil-Bernard par Voltaire.