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263. — À M. DE CIDEVILLE
Ce vendredi, 16 mai 1732.

J’ai reçu aujourd’hui Ériphyle ; mais, avant de vous la renvoyer, il faut que vous me jugiez en cour de petit commissaire. Voici ce que j’allègue contre moi-même. Je fais la fonction de l’avocat du diable contre la canonisation d’Ériphyle.

1o En votre conscience, n’avez-vous pas senti de la langueur et du froid, lorsqu’au troisième acte Théandre vient annoncer que les furies se sont emparées de l’autel, etc. ? Ce que dit la reine à Alcméon, dans ce moment, est beau ; mais on est étonné que ce beau ne touche point. La raison en est, à mon avis, que la reine est trop longtemps bernée par les dieux. Elle n’a pas le loisir de respirer ; elle n’a pas un instant d’espérance et de joie : donc elle ne change point d’état, donc elle ne doit point remuer le spectateur, donc il faut retrancher cette fin du troisième acte.

2o Le quatrième acte commence avec encore plus de froid. Théandre y fait un monologue inutile. La scène qu’il a ensuite avec Alcméon me paraît mauvaise, parce que Théandre n’y dit rien de ce qu’il devrait dire. Ses doutes équivoques ne con

    je suis maintenant déterminé à ne la point faire imprimer, ou du moins à la laisser de côté dans mon cabinet, jusqu’à ce que je puisse la revoir, et y faire de nouvelles corrections à tête reposée. Dites-moi de quelle manière je pourrai vous envoyer la tragédie de Jules César, car la copie que vous avez n’est point exacte. Quant aux Lettres anglaises, soyez sûr que j’y mettrai bientôt la dernière main. Je n’ai rien tant à cœur que le plaisir de l’étude et le désir de votre retour. Je ne sors jamais, je ne vois personne que chez moi ; j’espère employer ce soin studieux à corriger Ériphyle, à finir les Lettres anglaises, et le Siècle de Louis XIV*. Je vous prie, mon cher ami, de ne point oublier les planches des gravures ; rappelez-moi au souvenir de à tous mes amis anglais, seigneurs, acteurs, négociants, prêtres, filles, poètes, et généralement à tous ceux qui pensent à moi. Adieu, je vous aime pour la vie. Je sais que Bernard a secrètement copié le compliment qui fut adressé par Dufresne aux seigneurs du parterre : je suis fâché que Bernard m’ait privé du plaisir de vous l’envoyer, mais je me plaindrais encore plus de vous si ces vers, écrits à la hâte et indignes d’être vus, étaient jamais publiés. On dit ici que le nouvel opéra est écrit par Bernard. Si cela est vrai, je souhaite qu’il réussisse. D’autres disent que Roi en est l’auteur ; s’il en est ainsi, puisse-t-il être sifflé ! Adieu, encore une fois, mon ami. J’ai perdu votre adresse, et j’envoie à votre frère, pour l’abbé de Piothelin, les seize volumes de Rymer, deux d’Horace, et Craftsman.

    *. Ainsi l’auteur a travaillé plus de vingt ans sur le Siècle de Louis XIV, dont la première édition n’a paru à Berlin qu’en 1752, quoique le titre porte la date de 1751.