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CORRESPONDANCE.

Par mille exploits fameux justement couronnés…
En vain mille beautés, dans la Perse adorées…
En vain par mille soins la princesse Artémise…
Le sort le plus cruel, mille tourments affreux.

Je dis que ce mot mille si souvent répété, et surtout dans des vers assez lâches, affaiblit le style au point de le gâter ; que la pièce est pleine de ces termes oiseux qui remplissent négligemment l’hémistiche ; je m’offre de prouver à qui voudra que presque tous les vers de cet ouvrage sont énervées par ces petits défauts de détail qui répandent leur langueur sur toute la diction.

Si j’avais vécu du temps de M. de Campistron, et que j’eusse eu l’honneur d’être son ami, je lui aurais dit à lui-même ce que je dis ici au public ; j’aurais fait tous mes efforts pour obtenir de lui qu’il retouchât le style de cette pièce, qui serait devenue avec plus de soin un très-bon ouvrage. En un mot, je lui aurais parlé, comme je fais ici, pour la perfection d’un art qu’il cultivait d’ailleurs avec succès.

Le fameux acteur[1] qui représenta si longtemps Alcibiade cachait toutes les faiblesses de la diction par les charmes de son récit ; en effet, l’on peut dire d’une tragédie comme d’une histoire[2], historia, quoquo modo scripta, bene legitur ; et tragœdia, quoquo modo scripta, bene repræsentatur ; mais les yeux du lecteur sont des juges plus difficiles que les oreilles du spectateur.

Celui qui lit ces vers d’Alcibiade :

Je répondrai, seigneur, avec la liberté[3]
D’un Grec qui ne sait pas cacher la vérité,

se ressouvient à l’instant de ces beaux vers de Brilannicus[4] ;

Je répondrai, madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité.

Il voit d’abord que les vers de M. Racine sont pleins d’une harmonie singulière qui caractérise en quelque façon Burrhus, par cette césure coupée, d’un soldat, etc. ; au lieu que les vers

  1. Baron ; voyez tome XXII, page 70.
  2. Pline, livre V, épître viii.
  3. Dans l’Alcibiade de Campistron, on lit, acte III, scène iii :


    Je parlerai du moins avec la liberté
    D’un Grec qui ne doit point cacher la vérité

  4. Acte I, scène ii.