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ANNÉE 1731.

Si Rouen avait d’aussi beaux jours que de bons esprits, je vous avoue que je voudrais m’y fixer pour le reste de ma vie. Je vous dirais, avec Virgile :

.... Soli cantare perili
Arcades. O mihi tum quam molliter ossa quiescant…
Atque utinam ex vobis unus, vestrique fuissem
Aut custos gregis, aut maturæ vinitor uvæ ! …
Serta mihi Phyllis logeret, cantaret Amyntas.

(Egl. x, 32.)

Mais votre climat n’a point maturam uvam. Ma malheureuse machine m’obligera de m’éloigner du pays où l’on pense pour aller chercher ceux où l’on transpire ; mais, dans quelque pays du monde que j’habite, vous aurez toujours en moi un homme plein de tendresse et d’estime pour vous. C’est avec ces sentiments, mes chers messieurs, que je serai toute ma vie votre, etc.



214. — À M. THIERIOT.

1er juin.

Je t’écris d’une main par la fièvre affaiblie,
D’un esprit toujours ferme, et dédaignant la mort,
Libre de préjugés, sans liens, sans patrie,
Sans respect pour les grands, et sans crainte du sort :
Patient dans mes maux, et gai dans mes boutades.

Me moquant de tout sot orgueil.
Toujours un pied dans le cercueil,
De l’autre faisant des gambades.

Voilà l’état où je suis, mourant et tranquille. Si quelque chose cependant altère le calme de mon esprit, et peut augmenter les souffrances de mon corps, qui assurément sont bien vives, c’est la nouvelle injustice que l’on dit que j’essuie en France. Vous savez que je vous envoyai, il y a environ un mois, quelques vers sur la mort de mademoiselle Lecouvreur, remplis de la juste douleur que je ressens encore de sa perte, et d’une indignation peut-être trop vive sur son enterrement, mais indignation pardonnable à un homme qui a été son admirateur, son ami, son amant, et qui, de plus, est poëte. Je vous suis sensiblement obligé d’avoir eu la sage discrétion de n’en point donner de copies ; mais on dit que vous avez eu affaire à des personnes dont la mémoire vous a trahi ; qu’on en a surtout retenu les endroits les plus forts, que ces endroits ont été envenimés, qu’ils sont parvenus jusqu’au ministère, et qu’il ne serait pas sûr pour moi de retourner en France,