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CORRESPONDANCE.

déjà imprimée. Je m’imagine que le parti de parler au premier président est le seul raisonnable, quoiqu’il ne soit pas sûr. Il peut nous refuser ; il peut craindre de se commettre ; mais au moins gardera-t-il le secret, et, surtout, ne sachant pas que c’est moi qui lui demande cette grâce, il ne pourra pas m’accuser au garde des sceaux d’avoir voulu faire imprimer un ouvrage défendu. Je n’ai donc, je crois, qu’un refus à craindre : par conséquent il le faut risquer. En ce cas mon parti est tout pris ; vous me renverriez le livre par le carrosse de Rouen, à l’adresse de M. Dubreuil, cloître Saint-Merry ; et je sais bien alors ce que je ferai.

Mais l’envie de passer quelques mois avec vous me flatte trop pour que je n’espère rien à Rouen. Je ne sais si je me trompe, mais on peut dire au premier président qu’il a déjà permis l’impression du Triomphe de l’Intérêt[1], qui était proscrit au sceau, et que cette permission tacite ne lui a point attiré de reproches ; mais, surtout, on peut lui dire que monsieur le garde des sceaux n’a nulle envie de me désobliger ; qu’il lui importe très-peu que cette nouvelle histoire du roi de Suède soit imprimée ou non ; qu’il n’a retiré l’approbation que par une délicatesse qui sied très-bien à la place où il est, n’étant pas convenable qu’il donnât publiquement un privilège pour un ouvrage plein de vérités qui peuvent choquer plusieurs princes, vérités déjà connues, déjà imprimées dans toutes les gazettes et dans plusieurs livres, mais dont il pourrait être responsable en son nom si elles paraissaient avec son approbation et le privilège de son maître. Tout ce que M. de Chauvelin souhaite, c’est de ne donner aucun prétexte aux plaintes qu’on pourrait former contre lui. Ainsi ce n’est point lui déplaire que de laisser imprimer à Rouen, avec un profond secret, cet ouvrage, dont il ne sera plus obligé de répondre. Si monsieur le premier président veut y faire réflexion, cette affaire ne souffre pas l’ombre de difficulté, et ne commet ni lui ni le garde des sceaux, dès qu’il n’y aura point de permission par écrit. J’ai par-devers moi un grand exemple d’une pareille connivence, que vous pouvez et que je vous prie même, en cas de besoin, de citer à monsieur le premier président. Cette nouvelle édition du poëme de la Henriade a été faite à Paris par la permission tacite de M. de Chauvelin[2], le maître des requêtes, et de M. Hérault,

  1. Divertissement de la composition de Boissy, joué, en 1730, à la comédie italienne. (Cl.)
  2. Jacques-Bernard Chauvelin, né le 8 décembre 1701, nommé maître des requêtes en 1728 ; intendant d’Amiens en 1731 ; intendant des finances en 1753 ;