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ANNÉE 1724.

j’avais encore le don de digérer et de penser. Je suis charmé que Thieriot nous donne la préférence sur l’ambassade ; je sens que son amitié et son commerce me sont nécessaires : c’était avec bien de la douleur que je me séparais de lui ; cependant je serais très-affligé s’il avait manqué sa fortune. Tout le monde le blâme ici de son refus ; pour moi, je l’en aime davantage, mais j’ai toujours quelques remords de ce qu’il a négligé à ce point ses intérêts.

Vous savez que M. de Morville est chevalier de la Toison. Il y avait longtemps que le roi d’Espagne lui avait promis cette faveur. Je viens d’être témoin d’une fortune plus singulière, quoique dans un genre fort différent, La petite Livry, qui avait cinq billets à la loterie des Indes, vient de gagner trois lots[1], qui valent dix mille livres de rente, ce qui la rend plus heureuse que tous les chevaliers de la Toison.

La petite Lecouvreur réussit à Fontainebleau comme à Paris. Elle se souvient de vous dans sa gloire, et me prie de vous assurer de ses respects. Adieu ; je n’ai plus la force d’écrire.



137. — À M. DE CIDEVILLE,
conseiller au parlement de rouen.

À quel misérable état faut-il que je sois réduit de ne pouvoir répondre que de méchante prose aux vers charmants que vous m’avez envoyés ? Les souffrances dont je suis accablé ne me donnent pas un moment de relâche, et à peine ai-je la force de vous écrire, Laudantur ubi non sunt, cruciantur ubi sunt[2]. Vous me prenez à votre avantage, mon cher Cideville ; mais si jamais j’ai de la santé, je vous réponds que vous aurez des épîtres en vers à votre tour. L’amitié et l’estime me les dicteront, et me tiendront lieu du peu de génie poétique que j’avais autrefois, et qui m’a quitté pour aller vous trouver. Adieu, mon cher ami ; feu ma muse salue très-humblement la vôtre, qui se porte à merveille. Pardonnez à la maladie si je vous écris si peu de chose, et si je vous exprime si mal la tendre amitié que j’ai pour vous. Je salue les bonnes gens qui voudront se souvenir de moi.

Voltaire.
  1. Julie de Livry ; voyez, tome X, pages 269-270, une note de lÉpitre connue sous le nom des Vous et des Tu.
  2. Pensée de saint Augustin souvent employée par Voltaire. Voyez tome IX, les vers 169-70 du chant V de la Pucelle.