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CORRESPONDANCE.

très-grand, car j’avais déjà proposé M. Davou. Voici de quelle manière je me suis conduit. J’ai détaché de votre lettre deux pages qui sont écrites avec beaucoup d’esprit ; j’ai pris la liberté d’y rayer quelques lignes, et je les ai lues ce matin à M. le duc de Richelieu, qui est venu chez moi : il a été charmé de votre style, qui est net et simple, et encore plus de la défiance où vous êtes de vous-même, d’autant plus estimable qu’elle est moins fondée. J’ai saisi ce moment pour lui faire sentir de quelle ressource et de quel agrément vous seriez pour lui à Vienne. Je lui ai inspiré un désir très-vif de vous avoir auprès de lui. Il m’a promis de vous considérer comme vous le méritez, et de faire votre fortune, bien sûr qu’il fera pour moi tout ce qu’il fera pour vous. Il est aussi dans la résolution de prendre M. Davou. Je ne sais si ce sera un rival ou un ami que vous aurez. Mandez-moi si vous le connaissez. Je voudrais bien que vous ne partageassiez avec personne la confiance que M. de Richelieu vous destine ; mais je voudrais bien aussi ne point manquer à ma parole.

Voilà l’état où sont les choses. Si vous pensez à vos intérêts autant que moi, si vous êtes sage, si vous sentez la conséquence de la situation où vous êtes ; en un mot, si vous allez à Vienne, il faut revenir au plus tôt à Paris, et vous mettre au fait des traités de paix, M. le duc de Richelieu m’a chargé de vous dire qu’il n’était pas plus instruit des affaires que vous, quand il fut nommé ambassadeur ; et je vous réponds qu’en un mois de temps vous en saurez plus que lui. Il est d’ailleurs très-important que vous soyez ici quand M. l’ambassadeur aura ses instructions, de peur que, les communiquant à un autre, il ne s’accoutume à porter ailleurs la confiance que je veux qu’il vous donne tout entière. Tout dépend des commencements. Il faut, outre cela, que vous mettiez ordre à vos affaires ; et, si vos intérêts ne passaient pas toujours devant les miens, j’ajouterais que je veux passer quelque temps avec vous, puisque je serai huit mois entiers sans vous voir. Je vous conseille ou de vendre le manuscrit de l’abbé de Chaulieu, ou d’abandonner ce projet. Vous savez que les petites affaires sont des victimes qu’il faut toujours sacrifier aux grandes vues.

Enfin c’est à vous à vous décider. J’ai fait pour vous ce que je ferais pour mon frère, pour mon fils, pour moi-même. Vous m’êtes aussi cher que tout cela. Le chemin de la fortune vous est ouvert ; votre pis-aller sera de revenir partager mon appartement, ma fortune, et mon cœur.

Tout vous est bien clairement expliqué : c’est à vous à prendre votre parti. Voilà le dernier mot que je vous en dirai.