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rien, qui passaient leur temps à manger, à boire, à dormir, à l’aire l’amour ? Autant aurait-il valu peupler leurs intermondes de ces animaux que les Arabes, les Égyptiens, et les Juifs, ne mangeaient pas, et qui servent chez nous à larder nos perdrix.

J’avouerai que les épicuriens avaient d’excellents préceptes et une très-bonne conduite. Ils voulaient du moins imiter leurs dieux, qui ne faisaient point de mal, et qui n’entraient point dans les querelles misérables de l’espèce humaine. L’amitié était pour eux quelque chose de sacré. Ils cherchaient le bonheur, ils ne le trouvaient pas toujours, puisque le sage Atticus se fit mourir de faim, et que l’ingénieux Lucrèce finit par se pendre ; en quoi il a été imité de nos jours par l’Anglais Creech[1], son commentateur.

III.
de spinosa.[2]

Spinosa n’avait pas l’imagination de Lucrèce ; il ne s’en piquait point : c’était un esprit sec, mais profond ; hardi, mais méthodique, qui conciliait en apparence des contradictions, et qui était très-obscur dans sa méthode ; d’ailleurs vrai philosophe par ses mœurs pures, satisfait de sa pauvreté, généreux dans cette pauvreté même, homme sans reproche, ami serviable, bon citoyen. Il examina toute sa vie l’existence et les attributs de Dieu, comme on étudie l’algèbre et le calcul différentiel, uniquement pour s’instruire. On n’a eu qu’après sa mort son livre, qui passe pour un cours d’athéisme. Je ne sais si son livre mérite ce nom flétrissant ; je l’ai lu avec toute l’attention dont je suis capable : il admet nettement une intelligence suprême ; il ne nie point l’existence de Dieu, mais il se fait de Dieu des idées contradictoires ; il m’a paru géométriquement absurde. Son Dieu est un composé de la nature entière, et sa nature est un composé de la matière et de l’intelligence : ces deux êtres forment un tout qui est unique ; ces deux êtres si différents font un seul être nécessaire, le seul être possible. Une substance (selon lui) n’en peut former une autre. Il n’y a donc qu’une seule substance, et cette substance, dans laquelle est l’intelligence, c’est là son Dieu. Tout

  1. Voyez tome XVIII, page 92. Thomas Creech, né en 1639, se pendit en juin 1700.
  2. Voyez ce que Voltaire a déjà dit de Spinosa, tome XVIII, page 365 ; XXVI, pages 65 et 522.