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vie. Tout le monde le sent, tout le monde le dit, soit à haute voix, soit en secret. La sagesse et la justice prennent enfin la place du fanatisme et de la persécution dans la moitié de l’Europe.

Si le système humain, et peut-être divin, de la tolérance avait pu dominer chez nos pères, comme il commence à régner chez quelques-uns de leurs enfants, nous n’aurions pas la douleur de dire, en passant devant Whitehall : C’est ici qu’on trancha la tête de notre roi Charles[1] pour une liturgie ; son fils[2] n’eût pas été obligé, pour éviter la même mort, de devenir le postillon de Mlle Lane, et de se cacher deux nuits dans le creux d’un chêne. Montrose, le plus grand homme de l’Écosse, ma chère patrie, n’aurait pas été coupé en quartiers par le bourreau, ses membres sanglants n’auraient pas été cloués aux portes de quatre de nos villes. Quarante bons serviteurs du roi, parmi lesquels était un de mes ancêtres, n’auraient pas péri par le même supplice, et servi du même spectacle.

Je ne veux pas rappeler ici toutes les inconcevables horreurs que les querelles du christianisme ont amoncelées sur la tête de nos pères. Hélas ! les mêmes scènes de carnage ont ensanglanté cette Europe, où le christianisme n’était point né. C’est partout la même tragédie sous mille noms différents. Le polythéisme des Grecs et des Romains a-t-il jamais rien produit de semblable ? Y eut-il seulement une légère querelle pour les hymnes à Apollon, pour l’ode des jeux séculaires d’Horace, pour le Pervigilium Veneris ? Le culte des dieux n’inspirait point la haine et la discorde. On voyageait en paix d’un bout de la terre à l’autre. Les Pythagore, les Apollonius de Tyane, étaient bien reçus chez tous les peuples de l’univers. Malheureux que nous sommes ! nous avons cru servir Dieu, et nous avons servi les furies. Il y avait, au rapport d’Arrien, une loi admirable chez les brachmanes : il ne leur était pas permis de dîner avant d’avoir fait du bien. La loi contraire a été longtemps établie parmi nous.

Ouvrez vos yeux et vos cœurs, magistrats, hommes d’État, princes, monarques ; considérez qu’il n’existe aucun royaume en Europe où les rois n’aient pas été persécutés par des prêtres. On vous dit que ces temps sont passés, et qu’ils ne reviendront plus. Hélas ! ils reviendront demain si vous bannissez la tolérance aujourd’hui, et vous en serez les victimes, comme tant de vos ancêtres l’ont été.

  1. Charles Ier; voyez tome XIII, page 59.
  2. Chartes II, rétabli en 1660 ; voyez tome XIII, page 83.