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lons : on dit qu’il ne leur a manqué que de parler de la bouche, et de gesticuler sans contorsions, pour être les plus estimables des hommes. Ils sont jusqu’à présent sans temples, sans autels, comme furent les premiers chrétiens pendant cent cinquante ans ; ils travaillent comme eux ; ils se secourent mutuellement comme eux ; ils ont comme eux la guerre en horreur. Si de telles mœurs ne se corrompent pas, ils seront dignes de commander à la terre, car du sein de leurs illusions ils enseigneront la vertu qu’ils pratiquent. Il paraît certain que les chrétiens du ier siècle commencèrent à peu près comme nos Philadelphiens d’aujourd’hui ; mais la fureur de l’enthousiasme, la rage du dogme, la haine contre toutes les autres religions, gâtèrent bientôt tout ce que les premiers chrétiens, imitateurs en quelque sorte des esséniens, pouvaient avoir de bon et d’utile : ils détestaient d’abord les temples, l’encens, les cierges, l’eau lustrale, les prêtres ; et bientôt ils eurent des prêtres, de l’eau lustrale, de l’encens, et des temples. Ils vécurent cent ans d’aumônes, et leurs successeurs vécurent de rapines ; enfin, quand ils furent les maîtres, ils se déchirèrent pour des arguments ; ils devinrent calomniateurs, parjures, assassins, tyrans, et bourreaux.

Il n’y a pas cent ans que le démon de la religion faisait encore couler le sang dans notre Irlande et dans notre Écosse. On commettait cent mille meurtres, soit sur des échafauds, soit derrière des buissons ; et les querelles théologiques troublaient toute l’Europe.

J’ai vu encore en Écosse des restes de l’ancien fanatisme, qui avait changé si longtemps les hommes en bêtes carnassières.

Un des principaux citoyens d’Inverness, presbytérien rigide, dans le goût de ceux que Butter nous a si bien peints, ayant envoyé son fils unique faire ses études à Oxford, affligé de le voir à son retour dans les principes de l’Église anglicane, et sachant qu’il avait signé les trente-neuf articles, s’emporta contre lui avec tant de violence qu’à la fin de la querelle il lui donna un coup de couteau, dont l’enfant mourut en peu de minutes entre les bras de sa mère. Elle expira de douleur au bout de quelques jours, et le père se tua dans un moment de désespoir et de rage.

Voilà de quoi j’ai été témoin. Je puis assurer que si le fanatisme n’a pas été porté partout à cet excès d’horreur, il n’y a guère de familles qui n’aient éprouvé de tristes effets de cette sombre et turbulente passion. Notre peuple a été longtemps réellement attaqué de la rage. Cette maladie, quoi qu’on en dise, peut