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DIALOGUES

L’un[1], qui pourtant était un vrai génie, examine ce que serait un homme sans tête, et à qui les dieux auraient donné tout le reste. L’autre[2] emploie toute la sagacité d’un esprit supérieur à rechercher quel personnage ferait un homme qui n’aurait de sens que celui du nez. Un autre philosophe[3] de cette première classe a fixé le jour et l’heure où il n’y aurait plus ni hommes ni animaux. Que voulez-vous ? Ce sont des Hercules qui jouent aux osselets ; ils n’en sont pas moins des Hercules. Trois illustres mathématiciens de l’île Cassitéride ont démontré, chacun à leur manière, comment le monde était fait avant le déluge de Deucalion et de Pyrrha ; leurs résultats sont absolument différents : ainsi il a bien fallu que leurs calculs fussent erronés ; cependant ils ne les ont point corrigés, et ils ont laissé là ce monde qu’ils avaient créé. Il aurait mieux valu en laisser le soin à Dieu.

Que direz-vous de celui[4] qui a trouvé le secret d’exalter son âme au point de prédire précisément l’avenir ; et cela sur ce bel argument que si on pense au passé, qui n’est plus, on peut penser au futur, qui n’est pas encore ?

Vous voyez que je ne suis pas un fade admirateur des étrangers que j’ai vus, je leur rends justice comme aux Grecs : il y a partout des erreurs et des abus ; le ciel en est plein, si l’on en croit Homère. Deux choses multiplient furieusement les livres chez nos barbares, la vanité et l’indigence. L’art d’écrire est devenu un métier d’autant plus universel qu’il est plus facile.

Il n’y a pas longtemps que tous les auteurs étaient des druides qui expliquaient dans d’énormes volumes comment les propriétés mystérieuses du gui de chêne se trouvaient dans Aristote et dans Platon. À présent un grand nombre d’écrivains se consacrent à réformer les empires et les républiques. Tel homme qui ne sait pas gouverner un poulailler, qui même n’en a point, prend la plume et donne des lois à un royaume.

D’autres élèvent la jeunesse dans leurs écrits, après lui avoir donné de grands exemples par leur conduite.

Vous avez lu le roman de l’Athénien Xénophon sur l’éducation de Cyrus ?

Callicrate.

Oui, et je vous avoue qu’il m’a donné encore meilleure opinion de Xénophon que de Cyrus même.

  1. Pascal. (Note de Voltaire.)
  2. L’abbé de Condillac.
  3. M. de Buffon. (K.)
  4. Maupertuis.