Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome30.djvu/533

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
523
D’ÉVHÉMÈRE.
Évhémère.

Pour moi, je serai toujours persuadé, non pas que Cérès ait apporté du froment à Syracuse, mais que le grand Démiourgos a donné aux hommes et aux animaux les aliments et l’industrie nécessaire pour soutenir leur courte vie, selon les climats où il les a fait naître.

Les peuples qui habitent les bords de la Seine et du Danube n’ont pas les fruits délicieux qui croissent vers le Gange. La nature ne fait pas croître chez eux ce riz si savoureux et si nourrissant, dont le goût est relevé par les aromates ou par les cannes sucrées de l’Inde. Notre Europe septentrionale est privée de ces beaux palmiers dont toute l’Asie est couverte, de ces pommes d’or de tant d’espèces différentes, qui fournissent un aliment si léger et une boisson si rafraîchissante. Des pays immenses, dont Alexandre n’a vu que les frontières, ont en partage le coco, dont vous avez entendu parler ; ce fruit fournit une amande supérieure à notre pain et à notre miel, une liqueur plus agréable que nos meilleurs vins, une huile pour les lampes, et une coque très-dure dont on façonne des vases et mille petits bijoux ; une écorce filamenteuse, qui l’enveloppe, est filée en toile, et taillée en voile de navire ; on bâtit avec son bois des vaisseaux et des maisons, et ses feuilles larges et épaisses servent à couvrir ces maisons. Ainsi une seule espèce de fruit nourrit, désaltère, habille, loge, voiture, et meuble des peuples entiers à qui la terre prodigue ces présents sans culture.

Dans l’Europe, dont la Sicile est la partie la plus fortunée, nous n’avons jusqu’à présent que des fruits sauvages : car les pommes d’or des Hespérides, les beaux fruits de Perse[1], de Cérasonte[2] et d’Épire[3] ne sont pas encore cultivés dans notre île ; notre ressource et notre gloire sont dans ce blé dont nous nous vantons. Quelle triste gloire et quelle ressource pénible ! ceux-là n’avaient peut-être pas tant de tort qui ont dit que nous avions offensé Cérès, et que pour nous punir elle nous enseigna l’agriculture.

Il faut d’abord tirer du sein de la terre et forger par les mains de nos cyclopes le fer qui doit la déchirer. Les trois quarts des peuples de notre petite Europe sont obligés d’acheter de l’Asie et de l’Afrique des grains pour ensemencer leurs maigres champs ;

  1. La pêche, en latin malum persicum ou amygdalis persica.
  2. La cerise, rapportée du Pont par Lucullus, vainqueur de Mithridate.
  3. La malum epiroticum des Romains est notre pomme de calville.