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DIALOGUES

à la longue produit le Caucase et l’Immaüs en Asie, les Alpes et l’Apennin en Europe, ils ont aussi fait naître des hommes pour peupler ces montagnes et leurs vallées.

Callicrate.

Rien n’est plus juste ; mais ce Telliamed me paraît un peu blessé du cerveau.

Évhémère.

Cet homme, longtemps employé en Égypte par son roi pour la sûreté du commerce, a passé pour un savant très-instruit. Il n’ose pas dire qu’il a vu des hommes marins, mais il a parlé à des gens qui en ont vu : il juge que ces hommes marins, dont plusieurs voyageurs nous ont donné la description, sont devenus à la fin des hommes terrestres tels que nous sommes, lorsque la mer, se retirant des côtes pour aller élever ses montagnes, a laissé ces hommes dans la nécessité d’habiter sur la terre. Il croit de même ou il veut faire croire que nos lions, nos ours, nos loups, nos chiens, sont venus des chiens, des loups, des ours, des lions marins, et que toutes nos basses-cours ne sont peuplées que de poissons volants, qui à la longue sont devenus canards et poules.

Callicrate.

Et sur quoi a-t-il pu fonder ces extravagances ?

Évhémère.

Sur Homère, qui a parlé des tritons et des sirènes. Ces sirènes surtout, qui avaient une voix charmante, ont enseigné la musique aux hommes quand elles ont habité la terre, au lieu de demeurer dans l’eau. De plus, tout le monde sait qu’en Chaldée il y avait autrefois dans l’Euphrate un brochet nommé Oannès[1] qui venait prêcher le peuple deux fois par jour : c’est lui qui est le patron de ceux qui parlent en chaire. Le dauphin qui porta Arion est devenu le patron des postillons. Voilà sans doute assez d’autorités pour établir une nouvelle philosophie.

Mais le plus grand appui qu’elle ait eu est l’historien[2] de l’homme, du monde entier, et du cabinet d’un grand roi[3] : il a pris du moins sous sa protection les montagnes formées par les

  1. Voyez tome XVIII, page 71.
  2. Buffon.
  3. Louis XVI, que Turgot et Malesherbes appelaient entre eux le bon jeune homme, venait de se montrer grand aux yeux du plus grand homme du siècle en rendant des édits pleins de sagesse contre les corvées, la servitude territoriale et personnelle, et surtout contre la torture. (Cl.) — Voyez la lettre du 30 mars 1776, de Voltaire à Frédéric ; et, tome XXIX, page 399, l’opuscule intitulé les Édits de S. M. Louis XVI.