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DIALOGUES

Il a trompé par cette expérience prétendue les meilleurs naturalistes. Vos épicuriens de Syracuse s’y seraient laissé surprendre bien volontiers. Ils auraient dit : « Du blé gâté fait naître des anguilles : donc du bon blé peut faire naître des hommes ; donc on n’a pas besoin d’un Dieu pour peupler le monde, cela n’appartient qu’aux atomes. »

Bientôt notre créateur d’anguilles a disparu : un autre homme à système s’est mis à sa place[1]. Comme de vrais philosophes avaient reconnu et démontré qu’il y a une gravitation, une pesanteur, une attraction réciproque entre tous les globes du monde planétaire, cet homme a imaginé qu’il règne aussi une attraction entre toutes les molécules qui doivent former un enfant dans le ventre de sa mère. L’œil droit attire l’œil gauche ; et le nez, également attiré par l’un et par l’autre, vient se placer juste entre eux deux ; il en est de même des deux cuisses, et de la partie qui est entre les hanches. Il est difficile d’expliquer pourquoi, dans ce système, la tête se met sur le cou, au lieu de prendre sa place plus bas entre les épaules. C’est dans ces égarements qu’on se précipite quand on veut en imposer aux hommes au lieu de les éclairer. On s’est moqué de ce système, ainsi que des anguilles nées de blé ergoté : car on est moqueur en Gaule ausi bien qu’en Grèce.

La chute de tant de systèmes n’a point découragé un nouveau philosophe[2], digne en effet de ce nom, ayant passé sa vie entre les mathématiques et les expériences, les deux seuls guides qui peuvent conduire à la vérité. Convaincu de l’insuffisance de tous ces systèmes, quoique plusieurs eussent paru plausibles, il a cru que les corpuscules observés par tant de physiciens et par lui-même dans le fluide des semences n’étaient point des animaux, mais des molécules en mouvement qui étaient pour ainsi dire aux portes de la vie.

« La nature, dit-il, en général me paraît tendre beaucoup plus à la vie qu’à la mort ; il semble qu’elle cherche à organiser les corps autant qu’il est possible. La multiplication des germes, qu’on peut augmenter presque à l’infini, en est une preuve, et l’on pourrait dire avec quelque fondement que si la matière n’est pas tout organisée, c’est que les êtres organisés se détruisent les

  1. Maupertuis, dans sa Vénus physique. (K.)
  2. M. de Buffon (Histoire naturelle des animaux, chap. ii, Imprimerie royale, in-4o, 1749, tome II, page 37). Voyez les notes de L’Homme aux quarante écus (tome XXI). Ces moules intérieurs sont difficiles à comprendre, et ils n’ont réussi ni chez les anatomistes, ni chez les géomètres. (K.)