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D’ÉVHÉMÈRE.

dont nos philosophes grecs ont tant parlé, et dont ils ne nous ont rien appris. À quoi me servira, s’il vous plaît, de savoir qu’une planète pèse sur une autre, et qu’on peut disséquer la lumière, si je ne me connais pas moi-même ?

Évhémère.

Vous apprendrez, du moins, à mieux connaître la nature et le grand Être qui la dirige.

Callicrate.

Si notre âme est si difficile à manier, du moins vos grands raisonneurs du Nord auront parfaitement connu notre corps : cela m’intéresse pour le moins autant que mon âme. Je me flatte que des gens qui ont pesé des astres savent parfaitement comment l’homme est produit sur la terre, comment cette terre a été formée, quelles révolutions elle a essuyées, et quand elle sera détruite. Je veux apprendre tout le mystère de la génération des animaux ; d’où vient cette chaleur qui anime toute la nature, et qui vit jusque dans la glace. Je m’indigne d’ignorer comment j’existe, et comment existent ce globe qui me porte, ces animaux, ces végétaux qui me nourrissent, et les éléments qui composent ce grand tout.

Évhémère.

Je vois que vous avez de grandes prétentions. Vous ressemblez à un marquis gaulois que j’ai connu dans mes courses. Il a fait des mémoires dans lesquels il dit : « Plus je me suis examiné, plus j’ai vu que je n’étais propre qu’à être roi[1]. » Pour vous, vous voulez tout savoir ; apparemment vous vous croyez propre à être dieu.

Callicrate.

Ne vous moquez point de ma curiosité ; on ne saurait jamais rien si on n’était pas curieux. Je ne puis aller m’instruire chez vos savants barbares ; je suis retenu dans Syracuse par ma femme :

  1. Le marquis de Lassay, dans ses Mémoires, tome IV, page 322, réimpression de Lausanne, 1756. (Note de Voltaire.)

    — Voici le texte de Lassay, qui a quelque correctif :

    « Pour celui (l’esprit) de connaissance et de discernement, je crois que peu de personnes l’ont au-dessus de moi : cela m’a fait penser bien des fois, fort extravagamment, que, de toutes les charges qui sont dans un royaume, celle de roi serait celle dont je serais le plus capable, car l’esprit de connaissance et de discernement est juste celui qui convient aux rois ; ils n’ont qu’à savoir bien choisir, etc. »

    Armand-Léon de Nadaillan de Lesparre, marquis de Lassay, né en 1652, est mort le 21 février 1738. Son Recueil de différentes choses, cité sous le titre de Mémoires, tiré à petit nombre en 1727, in-4o, a été réimprimé en 1756, en quatre volumes in-8o et in-4o.