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DIALOGUES

commettre ; enfin de faire de Dieu un fantôme absurde et un tyran barbare ?

Évhémère.

Ce n’est point là le dieu des sages : c’est le dieu de quelques prêtres de la déesse de Syrie[1], qui sont la honte et l’horreur du genre humain.

Callicrate.

Eh bien ! définissez-nous donc à la fin votre Dieu pour fixer nos incertitudes.

Évhémère.

Je crois vous avoir prouvé qu’il en existe un par ce seul argument invincible : Le monde est un ouvrage admirable : donc il y a un artisan plus admirable. La raison nous force à l’admettre, la démence entreprend de le définir.

Callicrate.

C’est ne rien savoir, et même c’est ne rien dire, que de nous crier sans cesse : Il y a là quelque chose d’excellent, mais je ne sais ce que c’est.

Évhémère.

Souvenez-vous de ces voyageurs qui, en abordant dans une île, y trouvèrent des figures de géométrie tracées sur le sable du rivage. Courage ! dirent-ils, voilà des pas d’hommes[2]. Nous autres stoïciens, en voyant ce monde, nous disons : Voilà des pas de Dieu.

Callicrate.

Montrez-nous ces pas, s’il vous plaît.

Évhémère.

Ne les avez-vous pas vus partout ? Et cette raison, et cet instinct dont nous jouissons, ne sont-ils pas évidemment des présents de ce grand Être inconnu ? Car ils ne viennent ni de nous-mêmes, ni de la fange sur laquelle nous habitons.

Callicrate.

Eh bien ! réfléchissant sur tout ce que vous m’avez dit, et malgré toutes les difficultés que le mal répandu sur la terre fait naître dans mon esprit, je m’affermis pourtant dans l’idée qu’un Dieu préside à notre globe. Mais pensez-vous, comme les Grecs, que chaque planète ait le sien ; que Jupiter, Saturne, et Mars,

  1. La déesse de la Syrie est la vierge Marie. (B.)
  2. Bene speremus, o amici ! hominum enim vestigia conspicio est le mot attribué par Vitruve (dans la préface de ses six livres d’architecture) à Aristippe, né à Cyrène, lorsque ce philosophe fit naufrage sur une des côtes de l’île de Rhodes. (Cl.)